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Grand Angle  

Diaspo #249 : Adnane Tragha troque l’enseignement contre des «films qui causent»

Né de parents marocains dans la Cité rouge d’Ivry-sur-Seine, Adnane Tragha a baigné dans un environnement familial politique et culturel, sans imaginer que ce bagage allait influencer la suite de son parcours. D’enseignant après ses études supérieures en économie, il décide d’écrire des films à thèmes, portés sur les causes qui l’animent.

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Adnane Tragha, réalisateur et documentariste
Temps de lecture: 4'

Le 21 septembre prochain marque la date de sortie en salles de cinéma françaises du documentaire «On a grandi ensemble», du réalisateur franco-marocain Adnane Tragha. Ce film très personnel réunit les anciens comme les jeunes ayant grandi dans la Cité rouge d’Ivry-sur-Seine, partiellement détruite et inhabitée depuis la décision de sa fermeture. C’est dans ce quartier-là que le cinéaste a vu le jour avec son frère jumeau, en 1975, devenant les plus petits d’un frère et d’une sœur de 16 et 15 ans leurs aînés, avec qui la relation de bienveillance a tenu plus du lien parental au second degré.

Plus qu’un récit qui reconstitue la mémoire des lieux, cet opus questionne plusieurs thématiques sur les liens familiaux, amicaux, de voisinage, sur l’émancipation, dans une démarche profondément humaine, poétique et d’autocritique à la fois, tout en nuance à travers des témoignages diversifiés.

Cette démarche cinématographique définit globalement celle d’Adnane Tragha dans ses films, où il cherche à mettre en conversation les visions du monde, les vécus, les points de vue, rendant ainsi possible le difficile exercice d’expression et de confrontation des idées sans tension, tel un prolongement de la réelle définition du vivre-ensemble.

«Nous ne nous sommes jamais posé la question justement de ce concept de vivre-ensemble, parce que nous l’avons vécu quotidiennement dans notre cité, où chaque famille vient d’un ailleurs différent. Le vivre-ensemble était là, tout naturellement installé. Ce n’était pas quelque chose qu’il fallait faire l’effort d’atteindre, car il se pratiquait par lui-même.»

Adnane Tragha

Un bagage politique et cinématographique familial

Dans sa cité, Adnane Tragha baigne au sein d’une famille où ses parents regardent beaucoup de films. «Mon père lisait toujours des livres, des journaux… Les sorties avec mon grand frère ont souvent consisté à aller au cinéma ; nous avons évolué dans un environnement très politique également, mais dont mon père a su nous préserver tout en nous initiant à une certaine forme de l’engagement citoyen», se rappelle-t-il.

D’un père engagé au Parti communiste français (PCF), porté sur les questions ouvrières et de travailleurs, Adnane se rappelle aussi de ce lien ininterrompu avec le pays d’origine, même lorsqu’il n’y est pas pour ses vacances d’été : «Chaque matin dans notre boîte aux lettres, il y avait le quotidien Al Ittihad Al Ichtiraki, que le mari de ma tante maternelle, feu Mustapha Karchaoui, dirigeait et qu’il envoyait tous les jours à mon père, depuis le Maroc.»

Car avant d’émigrer vers la France, le père du cinéaste a tout autant été engagé dans l’action politique au Maroc, notamment au sein du mouvement de la résistance contre le Protectorat français, durant les années 1940 et 1950. Hussein Tragha, connu comme Hussein Sghir, a été un militant nationaliste pour le retour du roi Mohammed V de son exil imposé par la France. Dans le cadre de la structuration des instances marocaines de la sûreté, après le retour du souverain, Hussein a été chargé par les organes du Mouvement national de superviser une cellule sécuritaire, connue sous le nom de Septième, en allusion à son chef-lieu dans le septième arrondissement de la préfecture de Casablanca.

A ce moment-là, Adnane Tragha, enfant, ne réalise pas la portée de cette histoire de famille. Il se rend compte encore moins que Mustapha Karchaoui est journaliste, rédacteur en chef d’«Al Mouharir», militant et ex-détenu politique, membre parmi les rédacteurs du texte fondateur de l’Union socialiste des forces populaires (USFP) et fervent défenseur de la transparence du processus électoral dans le pays, où il a été élu en 1976 président de la commune d’Anfa à Casablanca, à l’issue d’un scrutin local. Par ailleurs et à l’âge de 15 ans, le jeune franco-marocain accompagne souvent son père pour assister aux procès des Prud’hommes, où il suit les audiences confrontant ouvriers et patrons. Sa prise de conscience concernant la convergence de tout ce bagage vers sa formation de l’esprit prend forme, avec le temps.

«En grandissant un peu et par le fait que je passais tous mes étés à Casablanca, de ma naissance à mes 25 ans, j’ai commencé à comprendre que les questions sociales qui m’animent – et que je porte désormais dans mes films – ont mûri en moi grâce à tout ce bagage familial, même j’imaginais que le monde de la culture m’était toujours inaccessible, par le fait que je n’y avais pas réellement des membres de la famille.»

Adnane Tragha

Déjà ouvert sur la diversité, c’est en revanche à l’Université de Panthéon-Sorbonne où Adnane se sent s’ouvrir à de plus larges horizons. «Même si nous vivions dans la différence, dans le quartier, c’est après le baccalauréat et ma sortie de la cité pour mes études en sciences économiques que j’ai pu voir des gens différents de tout notre microcosme à Ivry-sur-Seine. C’était une ouverture vers d’autres possibles», se rappelle-t-il.

Créer des films à causes

Lors de son cursus supérieur, il se passionne pour sa discipline, mais il trouve rapidement «l’envie de raconter des choses». «Grâce aux rencontres que j’ai pu faire, j’ai commencé à vouloir écrire des scénarios. Ayant été enseignant au départ, j’ai appris le cinéma sur le tas», se souvient encore le réalisateur.

Désormais, Adnane Tragha a quitté le monde de l’enseignement primaire, pour se consacrer entièrement au cinéma, dans le cadre de sa boîte de production indépendante «Les films qui causent». Le nom de son entreprise lui vient également pour son engagement social.

«Je ne veux pas faire de films pour distraire, mais des films qui parlent, qui disent les choses, qui ‘causent’ dans le jargon de nos cités et qui traitent des questions concernant la population, avec des ‘causes’ à défendre et dont l’écriture cinématographique me ressemble.»

Adnane Tragha

Cet esprit se retrouve parfaitement dans l’écriture et la réalisation du dernier documentaire d’Adnane Tragha, qui ambitionne actuellement de jeter les bases de projets filmiques entre la France et le Maroc. «J’aime toujours parler de ce je connais le plus, sans pour autant parler à la place des premiers concernés. Je parlerai certainement de choses que j’ai vécues au Maroc, mon autre quartier d’enfance casablancaise pendant les étés, Bourgogne, et de ce qui nous lie», promet-il.

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