Sorti il y a une semaine, «Le fou allié du diable» (éd. Milot) signe le baptême de l’édition, pour l’écrivain belgo-marocain Rayane Bensaghir. Après avoir interrompu sa scolarité, ce natif de Bruxelles remonte la pente et réussit ses études à Sciences Po, au sein de l’Université libre de Bruxelles (ULB). Pendant toutes ces années, il se consacre également à l’écriture, jusqu’à ce que son labeur porte ses fruits, avec ce premier opus.
L’histoire est celle de Gafora, un jeune bruxellois mal aimé par son entourage, qui refait le film de sa vie chaotique au fond d’une cellule de prison. Il se questionne sur sa part de responsabilité et celle des autres dans ce qui est advenu de lui. C’est ce monologue de détention qui brosse le tableau sombre d’une vie ballottée entre l’ignorance, le décrochage scolaire, l’ascension intellectuelle et la radicalisation religieuse.
Votre roman s’inspire d’un parcours de vie réel ou de trajectoires éparses que vous regroupez chez votre personnage principal ?
Pour ce premier livre qui est un roman, je me suis fortement inspiré de mon vécu dans le quartier. Comme mon personnage principal, Gafora, je suis né de parents marocains, dans un milieu modeste. Mais contrairement à lui, j’ai eu la chance d’avoir les moyens de tracer mon chemin dans l’évolution personnelle. L’environnement social (précarité, violence…) aurait pu être nocif pour moi. Je dirais que ce jeune bruxellois est l’homme que j’aurais pu devenir, si je n’avais pas rencontré les bonnes personnes pour me faire changer de trajectoire.
Ce n’est pas pour autant une auto-fiction. Je me suis inspiré aussi de plusieurs autres vécus, effectivement. J’ai croisé plusieurs récits de vie dans celui de Gafora, notamment les parcours de certains amis de quartier qui, des années après, ont fait l’expérience de l’incarcération ou ont suivi d’autres chemins qui les ont fait sombrer dans les extrémismes. Mon personnage principal est un mélange de tout ceci.
Les monologues de Gafora vous donnent l’occasion de développer des réflexions philosophiques sur la destinée. Pensez-vous que l’individu est fatalement rattrapé par ce que fait de lui la société ?
Je crois que chacun est certainement façonné par l’environnement où il évolue, mais qu’on est tous amené, à un moment ou à un autre, à faire des choix déterminants et à prendre des décisions pour changer la donne, à se refuser à cette fatalité, malgré le manque de modèles d’inspiration. Je suis convaincu qu’il existe toujours une possibilité de faire autrement que ce qu’on a voulu pour nous, pensé pour nous, ou ce vers quoi on est poussé par les autres dans un mauvais sens.
Je le pense profondément car j’ai moi-même eu un parcours scolaire assez chaotique. J’ai abandonné le lycée à 17 ans, sans avoir mon baccalauréat. J’ai toujours rêvé de réussir grâce au football, surtout que j’ai évolué, dans le temps, en deuxième division avec l’espoir de gravir les échelons. Mais à la fin de ce rêve qui n’a pas duré longtemps, je me suis trouvé au bout du gouffre, j’ai dû travailler pour pouvoir me réinscrire dans une école privée, décrocher mon baccalauréat pour être accepté à l’ULB. J’ai travaillé encore comme préparateur de chicha, afin de financer mon parcours à Sciences Po. Si je n’avais pas déjà dans mon entourage des personnes qui ont fait des études et réussi grâce à cela, je pense qu’il m’aurait été plus difficile de trouver une raison d’être.
Dans votre roman, Gafora aura plusieurs vies, pour résumer sans révéler l’enchaînement. Était-ce simple pour vous de parler de sa radicalisation, venant d’un quartier déjà stigmatisé, encore plus après les attentats de 2015 et de 2016 ?
Je n’ai eu aucune difficulté à intégrer cet aspect au parcours de vie de Gafora. C’était même quelque chose de facile, pour moi, sans aucune complexité ni tabou à parler de la radicalisation religieuse. Je pense que c’est l’une des utilités d’un roman et notamment du mien. Pour avoir grandi dans un milieu où j’ai vu des jeunes sombrer dans l’idéologie extrême et dans le radicalisme, c’est, à mon sens, d’intérêt public d’en parler. J’ai entendu ce discours, construit d’apparence mais foncièrement idéologique.
J’en ai pris connaissance aussi chez des personnes qui n’ont ni cautionné le passage à l’acte, ni justifié le meurtre d’autrui. C’est un discours qui ne m’a pas séduit à un plus jeune âge et c’est grâce à cela que je suis devenu la personne que je suis aujourd’hui. Il m’a semblé donc nécessaire de raconter tout cela, pour montrer la fatalité de la trajectoire quand on sombre dans cet extrémisme, au milieu d’un environnement favorable, mais aussi pour dire qu’il y a différentes façons d’échapper à ce sort.
Justement, vous assumez vos origines sociales, fait des études dans une filière qu’on imagine investie par des enfants des élites. Vous êtes un contre-exemple de Gafora ?
Disons que dans le roman, le personnage principal est celui que j’aurais pu devenir, si j’avais dérapé - et c’était facile de déraper -. Je ne m’érige pas pour autant en exemple, car ma conception de la réussite n’est pas de décrocher un diplôme et écrire des livres. Pour moi, quel que soit le but de chacun d'entre nous, l’important est de se fixer un objectif et de tout faire dans le combat avec soi-même pour y arriver. Il se trouve que je voulais faire des études à Sciences-Po ULB et de faire des livres, j’y ai cru car je n’aime pas me condamner dans un déterminisme social.
Dans ce cheminement, il a été central pour moi de rencontrer les personnes qui m’ont tendu la main. Notre culture des quartiers populaires doit être mise en avant, car il y existe beaucoup de personnes inspirantes mais malheureusement sous les radars et peu visibles médiatiquement. J’ai souhaité y contribuer à travers l’écriture. C’est très important aussi d’être entouré de l’amour de ses proches. J’ai eu la chance d’avoir une mère très aimante, un père très soucieux de l’éducation de ses enfants, ce que des jeunes comme Gafora n’ont pas eu et ce qui contribue à faire des personnes brisées.
C’est votre tout premier livre édité. Était-ce risqué pour vous de vous lancer directement dans le genre romanesque, avec un récit à plusieurs niveaux de lecture ?
L’écriture de ce manuscrit était très instinctive, je l’ai faite d’un trait, puis j’ai pris le temps de faire plusieurs relectures. Mais tout au long de ce processus et même avant, lorsque le projet du livre n’a été qu’une idée, j’ai préféré ne pas me poser beaucoup de questions sur ma légitimité en tant qu’auteur, dans le roman ou dans un autre genre littéraire.
J’ai choisi l’écriture romanesque, d’abord parce que c’est celle qui me donne une multitude de possibilités de sortir du ton de l’essai, ainsi que de l’influence du récit médiatique sur le radicalisme religieux. Le roman permet de retrouver un récit paradoxalement plus réel, ouvert à différentes complexités, qui peuvent être exposées de la manière la plus proche de l’authentique.