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Interview

Maroc : La scolarisation des filles pour lutter contre le mariage des mineurs [Interview]

L'anthropologue, sociologue et médecin Chakib Guessous vient de sortir un livre sur le mariage précoce aux éditions la Croisée des Chemins. L’ouvrage, intitulé «Le mariage précoce- de l’antiquité à nos jours, anthropologie marocaine et enjeu universel», propose une analyse détaillée et pédagogique de cette pratique et de son évolution à travers les époques.

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Photo d'illustration. / DR
Temps de lecture: 4'

Pourquoi retracer l’évolution du mariage précoce de l’antiquité à nos jours ?

Je voulais comprendre exactement le fond anthropologique du mariage précoce. Nous savons que chez les peuples primitifs, les fillettes n’étaient pas mariées vers l’âge de la puberté, alors que lorsque nous remontons au début du siècle dernier, elles l’étaient ici au Maroc et chez beaucoup de peuples de la méditerranée. Si les peuples primitifs attendaient 16 ou 17 ans pour les mariages, pourquoi nous avons abaissé cet âge au lieu de l’augmenter ?

Ainsi, je suis remonté jusqu’au début des civilisations méditerranéenes et je me suis intéressé aux civilisations sumérienne, égyptienne, grecque, romaine et phénicienne. L’objectif était de trouver la raison profonde du mariage précoce. Ce retour dans l’histoire nous permet de comprendre pourquoi les fillettes étaient mariées aussi précocement.

Comment le fléau a évolué dans le temps selon l’ouvrage ?

Jusqu’au siècle dernier, les choses n’ont pas beaucoup changé. Les familles voulaient marier leurs filles le plus précocement possible. Dans l'ensemble, les peuples de la méditerranée agissaient de cette manière. Les autorités religieuses ou politiques conseillaient pourtant que les filles soient déjà pubères avant de les marier ou en tout cas avant qu’il ait une consommation du mariage. Les familles, en revanche, en voulant les marier précocement, le faisaient assez souvent avant la puberté.

Cette pratique est restée jusqu’à la fin du XVIIIe siècle. A partir de la fin du XVIIIe et surtout à partir du milieu du XIXe siècle, alors que les filles commençaient à être scolarisées, l’âge du mariage a commencé à avancer doucement, jusqu’à arriver aux alentours de 26 ans pour les filles.

Maintenant, si l’âge moyen est de 26 ans, pourquoi alors écrire sur les files qui se marient avant 18 ans ? Celles-ci ne représentent-elles pas une petite catégorie statistiquement ?

Effectivement, elles ne représentent pas beaucoup sur le plan statistique, mais leur poids est très lourd, car elles cumulent un certain nombre de complications et c’est la société qui est obligée de supporter ce poids. Ce sont généralement des filles qui n’ont pas été scolarisées et qui vont avoir une maternité précoce avec des complications et des difficultés de la maternité précoce. Elles vont avoir aussi des difficultés au sein même de leurs familles et auront des enfants qu’elles ne sauront pas éduquer.

Avec la prise de conscience et la volonté de se conformer notamment aux conventions internationales sur les droits des enfants, le phénomène a-t-il reculé ?

Le mariage des mineurs est en train de reculer partout sur la planète et dans tous les pays. Cependant, pour le cas de l’Afrique par exemple, même s’il va y avoir une diminution sur la proportion, en nombre et en valeur absolu, le nombre de filles qui se marieront précocement dans 20 ans sera le même que celui d’aujourd’hui, car la population du continent va augmenter de façon importante. C’est d’ailleurs le grand challenge, nous ne pourrons pas arrêter définitivement le phénomène, qui durera peut-être jusqu’à la fin de ce siècle.

Aujourd’hui, c’est en Asie et en Afrique que ce phénomène reste visible. Mais lorsqu’il s’agit d’un pays comme les Etats-Unis, il y a encore dans certains Etats des lois qui permettent à certaines fillettes de se marier en passant par le juge. Ce que nous avons fait en 2004 a permis au Maroc d’être l’un des pays les plus avancés en matière de limitation de l’âge matrimonial en considérant que les filles doivent se marier au même âge que les garçons, soit à 18 ans.

Il faut rappeler que la France n’a fait ce pas qu’en 2006. La majorité des pays n’ont modifié l’âge de mariage des filles qu’à partir du début de l’actuel siècle.

En novembre dernier, une étude diagnostique sur le mariage des mineurs au Maroc, dévoilée par le ministère public, a reconnu un pourcentage élevé de demandes d'autorisation approuvées en un jour. Selon vous, la justice ou les lois sont-elles les seules à blâmer ?

Il faut d’abord préciser que les chiffres du ministère public sont ceux des mariages qui passent entre les mains du juge. A côté de ces mariages officiels et authentifiés, il existe des mariages coutumiers qui s’effectuent par la Fatiha et nous n’avons malheureusement pas les statistiques sur ces mariages.

Je pense que les juges au Maroc ont effectué une évolution importante. Par exemple, avant 2004 et le Code de la famille, l’âge matrimonial de mariage des jeunes filles était de 15 ans. A partir de 2004, les filles doivent passer devant un juge si elles veulent se marier avant leurs 18 ans.

L'anthropologue, sociologue et médecin Chakib Guessous. / MAPL'anthropologue, sociologue et médecin Chakib Guessous. / MAP

En 2005, 2006 et 2007, il y a eu des cas de mariages de fillettes qui avaient à peine 15 ans. Presque deux décennies après, nous nous rendons compte que les juges ne marient pas que les filles qui ont, dans la très grande majorité - il peut y avoir des cas rarissimes- un âge de 17 ans. Les juges ont eux-mêmes évolué et refusent aussi de plus en plus des filles qui ont 15 ans ou moins.

Je ne blâme pas non plus les parents. Il faut considérer que le mariage des mineurs est dû à plusieurs facteurs dont la culture. On se retrouve dans certaines régions où tout le douar marie ses filles très précocement et un individu seul ne peut pas changer les choses.

Pour réduire le phénomène, il faut à mon avis scolariser les filles. Il faut être convaincu que la scolarisation des filles est utile pour les filles, ce qui n’est pas toujours le cas. Il faut aussi que les filles restent le plus longtemps possible au sein de leurs établissements scolaires. Enfin, il faut assurer aux filles leur place dans le monde du travail. Nous constatons aujourd’hui, dans la majorité des pays où il existe une grande proportion de mariage des mineurs, que celle des femmes actives restent faibles.

Il faut reconnaître aussi les forces qui encouragent le mariage des filles à un âge précoce. Ces forces-là font de la question un élément de politique internationale. Nous savons par exemple que lors de la Conférence internationale du Caire sur la population (septembre 1994, ndlr), certaines forces se sont opposées à la limitation de nombre de naissance en considérant cela comme une manière pour l’Occident de réduire la population des pays musulmans. Ce discours, qui est de plus en plus dominant, est néfaste pour le phénomène que ce soit au Maroc ou ailleurs.

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