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Grand Angle

Sidi Âmar, le destin fabuleux d’une filiation marocaine

En diffusant un épisode sur un coureur italien, Netflix révèle une vieille histoire de pérégrinations depuis le Maroc jusqu’en Orient. Le destin de la famille Al-Ghafri nous en dit beaucoup sur la complexité des liens historiques entre le Maghreb et le Machreq.

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Des membres de la famille Al-Ghafri réunis. / DR
Temps de lecture: 4'

En ressuscitant, fin 2021, l’histoire de Mauro Prosperi, coureur du Marathon Des Sables qui s’est perdu en 1994 à cause d’une tempête de sable et qui a été retrouvé vivant une dizaine de jours plus tard en Algérie, Netflix a dépoussiéré, à l’occasion, l’histoire d’un destin fabuleux d’une filiation marocaine.

Après s’être égaré dans le désert du sud-est marocain, ce policier et pentathlète italien, âgé à l’époque de 39 ans, est tombé par hasard sur un tombeau à l’architecture intrigante, composé d’un tour de surveillance, une petite chambre construite en pisé et un mausolée peint à la chaux et doté d’un toit en tuiles vertes, le tout au milieu d’un désert monochrome et effrayant.

C’est près de cet édifice englouti entre les dunes de sable géantes que Mauro Prosperi a tenté, en vain, de se faire repérer par les hélicoptères de sauvetage en brulant son sac de couchage. Suspendue au plafond du mausolée, il trouve en une colonie de chauvesouris la nourriture capable de le tenir en vie alors que son stock d’eau et de nourriture ait été épuisé. Il a même essayé, toujours vainement, de se suicider sur place en se coupant les veines, mais son sang s’est rapidement coagulé à cause de la déshydratation.

Néanmoins, aucun des médias qui ont repris cette histoire, y compris l’épisode de la série «Losers» de Netflix, ne cite «Sidi Âmar», nom du wali inhumé dans cet endroit désert et hostile, situé à quelques encablures de la frontière de l’Est. Selon Haj Abderrahman, un des descendants de Sidi Âmar, il s’agit d’un cheikh idrisside de filiation et wali mérinide de Drâa durant la première moitié du XIIIe siècle.

Décédé en 1249, sa famille décide d’envoyer artisans et matériaux de la capitale Fès pour construire son mausolée à une époque où la dynastie mérinide n’avait pas encore complètement remplacé les Almohades. C’est dire la place qu’occupait ce personnage au sein de sa famille et dans la vallée de Drâa.

Un désert jadis fertile et verdoyant

Si l’endroit où Sidi Âmar repose depuis plus de 770 ans est envahi par le sable actuellement, ce n’était pas le cas à l’époque. Haj Abderrahman Al-Ghafri, du nom de père de Sidi Âmar, Ghfir Ibn Alhassan, dont l’arbre généalogique indique une filiation qui monte jusqu’à Ali Ibn Abi Talib, le gendre du prophète Mohamed (S), nous révèle que cette région était une vallée fertile et verdoyante où vivait notamment les tribus arabes Zaïr ainsi que des tribus amazighes Sanhaja.

Selon le carnet de voyage «Ar-Rihla Darâiya Al-Koubra», le Grand Voyage de Drâa, un ouvrage écrit en arabe et publié en 2008 par El-Mehdi Ben Ali Salhi, les tribus Zaïr habitaient un Ksar quelque part entre M’hamid El-Ghizlane et le tombeau de Sidi Âmar. Les ruines de ce Ksar, qui portent d’ailleurs le nom de cette tribu arabe et que l’auteur a visitées, existent toujours et sont considérées comme des monuments, témoins d’une période où les Zaïr résidaient dans le Drâa avant de migrer vers le sud de la capitale Rabat. Le nom Zaïr a même été attribué à cette large zone enclavée entre le Coude de Drâa et la frontière.

Dans ces environs, Sidi Âmar avait bâti sa zaouïa et sa bibliothèque, profitant de l’épanouissement que connaissait le Drâa en tant qu’épicentre d’une civilisation qui liait Tombouctou et Tindouf au Drâa et au Tafilalet, puis à Fès et à Marrakech.

Grâce à sa descendance qui vit dans plusieurs villes et régions du Royaume, dont le Haouz, Casablanca et Rabat, et surtout à M’hamid El-Ghizlane, à Zagora et à Ouarzazate, l’histoire de Sidi Âmar n’est pas occultée. Cette famille a bénéficié, au fil du temps, de plusieurs décrets de respect royaux, Daha’ir Tawkir, que les rois alaouites offraient aux Chorfa. L’ouvrage du Grand Voyage de Drâa en cite trois, signés par le sultan Mohamed Ibn Youssef, de même que la famille dispose d’un autre décret similaire signé par le sultan Hassan I datant de 1873.

Une histoire de pérégrinations

L’histoire de cette famille aurait pu être moins captivante, sans un fait qui lui a donné une dimension intercontinentale. Youssef, sixième enfant de Sidi Âmar, décide un jour d’émigrer vers la terre historique de Cham, qui regroupe actuellement les pays de la Syrie, le Liban, la Jordanie et la Palestine. Selon les descendants du cheikh, il exauça ainsi un souhait de son père, qui voulait qu’un de ses enfants réside là-bas. «Si seulement un parmi vous pouvait partir au Cham», leur a-t-il dit un jour.

Peut-être que Sidi Âmar voulait ainsi exhorter un de ses fils à emboiter le pas à plusieurs maitres soufis ayant emprunté la voie du levant à une époque de leur vie. Abou Al-Hassan Chadhili (XIIIe siècle), disciple de Sidi Abdesslam Ben Mchich, est un seul exemple d’une longue liste de mystiques ayant quitté le Maghreb pour le Machreq.

Selon le livre Â’ilat Al-Ghafri, réalisé par un comité présidé par Cheikh Ali Ibn Ôda, dont une troisième édition a été imprimée à Gaza en 2020, la descendance de Youssef ibn Âmar s’est installé en Syrie où elle s’est distinguée par un «comportement exemplaire et plusieurs œuvres de bienfaisance et de charité». À Damas, la plaque commémorative de la Nouvelle Mosquée, monument construit en 1387, indique jusqu’à aujourd’hui le nom de Souleimane Al-Ghafri, commerçant et descendant de Sidi Âmar, comme le rapporte l’ouvrage «livre des monuments islamiques de Damas», cité par Ali Ibn Ôda. En plus de Damas, les Al-Ghafri résident aussi à Homs, Idleb, Hama, Derâa et à Nebek où une mosquée non datée porte toujours le nom de Mohamed Al-Ghafri que les habitants de la ville reconnaissent comme «un homme pieux et béni».

De la Syrie, une partie de la famille a ensuite migré vers la Palestine, notamment au village Senjel à Ramallah en Cisjordanie, puis vers la Jordanie et Gaza, d’où est issu Cheikh Ali Ibn Ôda, le doyen des Al-Ghafri. Dans un document datant de 1963, les aînés Al-Ghafri de Gaza ont signé une charte dédiée à renforcer les liens au sein de la famille qui compte environ 2 800 personnes, éparpillées sur douze branches. Ce chiffre, datant de 2020 et concernant la bande de Gaza uniquement, est tirée de quelques recensements réalisés par le Conseil Al-Ghafri, élu en 1993 et qui regroupe aussi douze branches représentant le Maroc, la Palestine, la Syrie, la Jordanie, l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis.

Ce Conseil a donné lieu à une véritable organisation dotée d’un code d’honneur exhaustif, prônant l’entraide et les visites entre proches (Silat Ar-Rahim), et allant même jusqu’à instaurer des règles de conduite dans le cas de conflit entre les membres et avec autrui. Tous les membres de la famille dans les pays cités sont tenus par ailleurs de verser des contributions au Conseil qui se fait épauler par un Conseil de jeunes, élu également, organisé en huit commissions et doté d’une charte. Les Al-Ghafri de Gaza semblent être le fer de lance de cette organisation familiale qui renforce le lien du Maroc avec la Palestine occupée.

Conformément aux directives du Conseil, des visites entre les différentes branches de la famille ont été organisées au cours des dernières décennies. C’est ainsi que Cheikh Ali Ibn Ôda rapporte avoir visité les 12 branches d’Al-Ghafri en Syrie et en Jordanie en 2009 et avant cela le Maroc en 2006. Haj Abderrahman nous dit, de son côté, avoir rendu visite à ses proches en Orient au moins cinq fois. Malgré la distance, le souvenir de Sidi Âmar semble ainsi inciter ses descendants à se réunir aussi fréquemment pour invoquer son illustre mémoire.

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