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Grand Angle  

Maroc : La Chikha, cette artiste «adulée» en privé, à qui l’on «dénie l’estime qu’elle mérite»

La polémique sur les réseaux sociaux quant au rôle de la chikha dans une série télévisée remet en cause le traitement réservé, par certains Marocains, à cette artiste populaire, souvent adulée et applaudie dans un cadre privé mais chahutée et critiquée sur l’espace public.

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L'actrice marocaine Dounia Boutazout incarnant le rôle de Hlima, dans la série «Al Maktoub» diffusée par 2M. / DR
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Alors qu’elle a déjà fait l’objet d’un débat, depuis la diffusion de ses premiers épisodes, la série «Al Maktoub» diffusée par 2M fait polémique suite aux critiques de la part du prédicateur Yassine El Omari. Ce dernier a relancé ainsi la controverse sur les réseaux sociaux, qualifiant la série de «déliquescente et ne représentant pas la réalité».

«La chikha ou la danseuse folklorique est restée dans la conscience des Marocains une paria, une personne méprisée», a-t-il déclaré, accusant les producteurs de l'œuvre de vouloir pousser les Marocains à «normaliser avec ce mal». «Pourquoi ne trouve-t-on pas dans la série une héroïne qui lit et mémorise le Coran ? Ou est-ce que ce type de série n'obtiendra pas une audience élevée ?», s’est-il interrogé. La vidéo d’El Omari a fait le tour des réseaux sociaux, divisant les internautes entre «pro-Cheikh» et «pro-chikhates».

«De manière générale, les échos confirment que la série est très populaire, quelle que soit la réponse de ce prédicateur ou d'autres», nous déclare cette semaine Khalid El Khodari, critique cinématographique, écrivain et scénariste du film «Kharboucha», sorti en 2008. «Ce qui a été dit à l’encontre de la chikha n’est que du babillage. En général, les Marocains attaquent tout ce qui réussit», ajoute-t-il, en citant l’exemple de la série sur la conquête d’Al Andalus.

Les chikhates avant et après le protectorat français

«Au fil du temps, le mot a été déformé. La chikha est avant tout une chanteuse. Au XVIIIe et XIXe siècle, période où Kharboucha aurait vécu, l’art de l’Aita et de ‘’Tachiyakht’’ était en plein essor. C'est le protectorat français qui a donné au mot un sens péjoratif», poursuit-il.

«Dans les années 1940, une migration vers les villes était enclenchée. Des chikhates ont ainsi émigré vers les villes. Repérées par les propriétaires de bars et de boîtes de nuit, elles commençaient à chanter dans ces lieux pour divertir les Français en particulier.»

Khalid El Khodari

Pour le critique cinématographique et scénariste, les autorités coloniales avaient également rassemblé à tort, ces chanteuses avec des travailleuses du sexe, dans le quartier Bousbir à Casablanca, tandis que «le mot chikha est alors associé à l'alcool, à la promiscuité et à la débauche». Khalid El Khodari rappelle, en revanche, que des chikhates ont gardé une bonne réputation au sein de la société marocaine, citant les exemples de «Feu Fatna bint Al-Hussein, Al-Hamunieh, Haja El Hamdaouia ou encore Hafida Al-Hasnawia».

«Certaines chikhates ont diffusés des textes incitant les Marocains à la résistance ; des textes dont les auteurs sont souvent anonymes ou bien proviennent d’une improvisation inspirée, utilisent un langage codé et mettent en exergue le pouvoir du verbe et des assonances de l’Aita», nous rappelle, pour sa part, Ahmed Aydoun, musicologue et chercheur en patrimoine musical. «La chikha confirmée, dite ‘’tabba’a’’ est à même de sentir le pouls de la société et décrire ses joies et ses peines avec tout un arsenal de sagesse populaire ancestrale», explique-t-il.

«Aduler» la chikha tout en «lui déniant l’estime qu’elle mérite»

Toutefois, «rares sont les chikhates qui ont accédé à ce rang créatif. C’est pourquoi, il ne faut pas non plus magnifier, outre mesure, le rôle des chikhates en général car rares sont celles qui ont pu accéder au rang de mémoire du peuple», enchaîne l'expert.

Pour Ahmed Aydoun, la polémique autour de la série Lmaktoub et particulièrement le statut des chikhates «trouve ses arguments dans un triple rejet : Celui de la musique elle-même en tant qu’égarement et diversion, celui de la présence de la femme chanteuse dans l’espace public et enfin celui de l’usage de textes pleins d’insinuations jugées "inconvenables" aux yeux de la doxa religieuse». «Mais si on fait abstraction des considérations moralisatrices, personne ne peut valablement contester le fait que le répertoire des chikhates (notamment l’Aita) est un patrimoine immatériel», insiste-t-il.

«Il y a chez le Marocain en général une sorte de schizophrénie par rapport à la vision qu’il a de la chikha. D’un côté, dans le contexte du spectacle, il arrive à aduler cette artiste, et d’un autre il peut lui dénier l’estime qu’elle mérite, socialement et dans la vie courante.»

Ahmed Aydoun

Le chercheur en patrimoine musical et auteur de plusieurs livres rappelle que «la présence de la chikha dans les veillées masculines, où tous les interdits islamiques pouvaient être bravés, abaisse encore plus le statut de cette chanteuse populaire». «Et cette image dévalorisante ne date pas des temps présents», conclut-il.

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