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Interview

«Réinventer la terre crue», Nadya Rouizem Labied sur les pas d’une architecture pionnière au Maroc [Interview]

Docteure en aménagement à Paris I Sorbonne, chercheuse au laboratoire Architecture histoire technique territoire patrimoine (AHTTEP) et enseignante à l’Ecole nationale supérieure d’architecture (ENSA) de Paris-La Villette, Nadya Rouizem Labied a publié, le 4 avril, son ouvrage «Réinventer la terre crue. Expérimentations au Maroc depuis 1960» (éd. Recherches). Issu de sa thèse de doctorat, appuyé par la Fondation Hassan II pour les Marocains résidant à l’étranger ainsi que le CCME, ce livre propose une perspective historique et contemporaine à la fois, concernant l’usage de la terre dans le bâtiment moderne.

Publié
Nadya Rouizem Labied, enseignante et architecte / DR.
Temps de lecture: 4'

Pourquoi un livre consacré à la terre crue dans le bâtiment et dans l’architecture au Maroc ?

Je suis architecte depuis 2003. J’ai fait mes études à Paris et j’ai commencé à travailler en agences, dans un premier temps. Au bout de 14 ans, je me suis rendue compte que cela ne me satisfaisait pas et j’ai repris mes études en 2016. Je voulais retrouver cet aspet de recherche qui m’intéressait le plus dans l’architecture et après un postmaster, je me suis inscrite en doctorat. Je connaissais l’architecture vernaculaire, l’actualité du domaine, mais je ne savais pas qu’il existait des opérations dans les années 1960, faites par l’Etat marocain, avec la particularité d’utiliser la terre crue mais au-delà de la technique artisanale. Alain Masson, ingénieur en ponts et chaussées, a réalisé la première conception moderne dans tout son ensemble, en réfléchissant sur la réactualisation de ce matériau.

Au sujet de la terre crue, j’ai voulu aussi continuer ce que j’ai déjà commencé dans le cadre de mon diplôme. J’ai travaillé sur le logement social au Maroc et le bâtiment dans les années 1950 à Casablanca. J’ai repris les recherches et j’ai fait de nouvelles lectures, durant lesquelles je suis tombée sur un article du grand architecte Jean Dethier, intitulé «60 ans d’urbanisme au Maroc». Il retrace l’Histoire de l’architecture au Maroc depuis le début du protectorat, de 1912 à 1972. C’est un article qui reste encore une référence, car il y a eu peu de travaux sur la période de postindépendance dans l’architecture dans notre pays. C’est pour cela justement que j’ai décidé de travailler sur ces opérations que j’ai découvertes à travers les deux qu’il a présentées, avant que je ne découvre une troisième par moi-même. Il m’a aidée aussi à découvrir les archives inédites d’Alain Masson et de Jean Hensens.

Tout ceci s’inscrit dans une dynamique mondiale observée dès les années 1940, depuis lesquelles il y a eu beaucoup d’opérations dans des pays en développement, en Inde, en Amérique latine… D’ailleurs, la presse utilisée pour réaliser les blocs de terre comprimée au Maroc a été conçue en Colombie dans les années 1950 et importée de France par Alain Masson pour les opérations d’utilisation moderne de la terre crue dans le bâtiment dans notre pays. On sait que ce procédé a beaucoup été utilisé dans les années 1980, mais on en sait moins sur la réactualisation de ce matériau dès les années 1960 au Maroc.

Quel a été l’apport de l’utilisation de la terre crue et de son industrialisation dans le bâtiment au Maroc ?

La particularité de la terre crue est l’inertie et non pas l’isolation. Cela fait que quand il fait chaud à l’extérieur, par exemple, elle garde la fraîcheur plus longtemps à l’intérieur et inversement lorsqu’il fait froid, la chaleur emmagasinée dans les murs reste dans la construction. En d’autres termes, elle permet de maintenir la température intérieure du bâtiment à travers ce mécanisme. 

Grâce à ses propriétés d’inertie, ce matériau a été industrialisé. Mais lors des premières opérations au Maroc, ce n’est pas pour cela qu’il a été utilisé. Le contexte est différent. Il est vrai que l’on s’intéresse maintenant à la terre crue pour ses avantages écologiques, mais dans les 1950, l’intérêt pour son utilisation s’est expliqué surtout par des considérations économiques et sociales : c’est un matériau gratuit, il peut être mis en œuvre par une main-d’œuvre moins expérimentée que celle demandée pour le béton, par exemple.

Alain Masson a été le premier ingénieur qui a conçu la première opération, à Marrakech. Il a souhaité employer la main-d’œuvre de la Promotion nationale, constituée de sans-emploi et de personnes peu formées. Il y a eu donc derrière toute cette conception et l’utilisation de la terre crue une dimension sociale inclusive. En plus des aspects économique et social, l’aspect culturel a beaucoup compté dans le recours à la terre crue, puisque son usage dans la construction traditionnelle fait partie de l’identité marocaine.

On peut vérifier davantage que l’aspect écologique n’est pas celui retenu par les architectes, au vu de l’épaisseur des murs qui ne permet pas suffisamment d’inertie. Pour la première opération, on a été à 13 cm d’épaisseur et à 20 pour la deuxième.

Avez-vous sorti ce livre maintenant, vu la prise de conscience sur les avantages écologiques de ce matériau ?

Tout à fait. Ce qui m’a intéressée bien sûr quand j’ai découvert l’existence de ces opérations, c’est le caractère pionnier montrant qu’il y a soixante ans déjà, des personnes ont réalisé le potentiel de la terre crue alors qu’aujourd’hui, on a encore du mal redémarrer cette filière. C’est pour cela que j’ai décidé de m’intéresser à ces opérations en faisant des recherches sur plusieurs décennies. D’ailleurs, la réactualisation de la terre crue est encore plus dynamique, ces dernières années.

Dans les années 1960, les projets se sont arrêtés, mais d’autres ont été relancés dans les années 1970, puis ont repris dans les années 1980. Récemment, nous remarquons une nouvelle reprise dans les pays d’Europe, notamment en France. Une petite usine vient d’ouvrir il y a six mois, en région parisienne, surtout qu’aujourd’hui, on essaye de faire de la stabilisation avec des matériaux autres que le ciment. L’idée est de réemployer les terres du métro pour produire des blocs de terre comprimée, donc les mêmes que celles utilisés à Marrakech. L’usine a commencé ses activités il y a six mois, mais cela fait cinq ans que le projet a démarré.

C’est pour vous dire qu’une dynamique est en train de se remettre en place, mais que c’est beaucoup plus long, alors que dans les années 1960 au Maroc, cela s’est fait avec une grande rapidité. Lorsqu’Alain Masson s’y est investi, le projet a vu le jour en décembre 1961 et a été lancé en mars 1962, soit quatre mois. Grâce à cela, 2 750 logements ont été construits, ce qui est devenu le plus grand projet urbain en terre crue au Maroc construit à l’aide de techniques modernes.

A côté des logements sociaux, avez-vous répertorié d’autres constructions au Maroc où la même technique est utilisée ?

Dans le dernier chapitre du livre, je fais justement une liste – qui n’est pas exhaustive –, mais je cite plusieurs bâtiments, comme l’école de jardinage du Bouregreg, le Centre de l’environnement un peu plus loin, mais l’usage de la terre y est moins important, à part quelques murs en pisé. Il y a aussi toute une liste de bâtiments construits dans les années 1980 et 1990, ainsi que quelques opérations qui n’ont pas fonctionné.

Article modifié le 05/04/2022 à 20h15

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