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Interview

Stress hydrique : Le Maroc en train de «camoufler un problème au lieu de le résoudre»

Si le spectre d’une année de sécheresse plane sur le Maroc ces dernières semaines, les mesures entreprises à Marrakech et bientôt à Oujda pour réglementer l’usage de l’eau changeront-elles la donne ? Mohammed Saïd Karrouk, professeur de climatologie à l'Université Hassan II et ex-membre du Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat (IPCC) de l’ONU nous livre son analyse.

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Photo d'illustration. / DR
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La pénurie d’eau dont souffrent certaines régions du Maroc est-elle principalement due aux manques de précipitations ?

Il y a deux choses à distinguer : La ressource en eau et la gestion de cette ressource. Il ne faut pas lier l’une à l’autre. La sécheresse qu’on vit est tout à fait banale et normale, dans la région dans laquelle on se trouve. Cette sécheresse existait avant la naissance du Maroc en tant que nation et qu’Etat. Nous sommes dans une zone sèche, car la structure du climat impose la sécheresse à notre région.

C’est d’ailleurs pour cela que feu Hassan II, veillant à cette question de sécurité hydrique, avait décidé d’instaurer sa politique des barrages aux débuts des années 60, avec un budget qui correspond à 25% du PIB national. Cela a donné ce que nous avons aujourd’hui comme arsenal de grands barrages et l’infrastructure hydraulique au niveau national. Il faut être fier de ce que nous avons. Le Maroc a mené une vraie combat avec la nature pour ne pas souffrir de la sécheresse ni des inondations.

L’évolution physique des précipitations montre que celles-ci ne sont pas stables car le climat n’est pas stable et ne l’a jamais été. Aujourd’hui, les augmentations des températures pour plusieurs raisons, font que le climat devient de plus en plus instable. Cela fait que nous sommes beaucoup plus incertains vis-à-vis de l’avenir. Cela ne veut pas dire qu’on ne va rien faire. Nous savons beaucoup de chose, dont le fait que l’eau reviendra un jour, et nous avons des scénarios réels vécus dans le passé. A partir de là, il faudrait s’adapter à ce qui se passe.

Si nous avons des barrages pour stocker l’eau, pourquoi parle-t-on de pénurie ?

Si la sécheresse revient, il faut se poser la question pour savoir à quoi servent ces barrages effectivement. L’Etat doit assumer ses responsabilités devant tous les citoyens. Car nous avons la possibilité de stocker l’eau dans nos barrages autour de 16 milliards de mètres cubes. On était parvenu, à partir de 2006, grâce au retour des précipitations, à ce que ces barrages soient remplis. D’ailleurs, en pleines inondations de 2010, le ministre de l’eau à l’époque s’était félicité du fait que le Maroc ait atteint un taux de remplissage de 100% des barrages.

On est devant une sécheresse météorologique qui peut durer. Il ne faudrait pas être dérangé si elle revient, car on a vécu avec durant toute notre histoire. Il faut rappeler les renversements des dynasties au Maroc pendant les périodes de sécheresses. C’est grâce à une gestion historique et pour la première fois dans l’histoire, par le Sultan Moulay Ismail, qu’une gestion politique de la sécheresse a été faite et a été une réussite, ce qui a constitué un tournant.

Certains experts pointent du doigt l’agriculture en tant que secteur consommateur d’eau. Etes-vous de cet avis ?

Tout comme la gestion de l’eau, l’agriculture est aussi une décision politique de nos gouvernements. Qui dit agriculture dit aussi plusieurs conditions principales dont la disponibilité de l’eau. Les responsables marocains reconnaissent que l’agriculture consomme 85% de l’eau au Maroc. En 2020, le Haut-commissariat au Plan (HCP) a indiqué que l’agriculture prend 87% de la ressource nationale. Si nous donnons à notre agriculture 87% de l’eau disponible et que les 13% restants suffisent à tout le reste, cela prouve que notre ressource en eau est énorme.

Professeur de climatologie à l'Université Hassan II, Mohamed Saïd Karrouk est ex-membre du Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat (IPCC) de l’ONU. / DRProfesseur de climatologie à l'Université Hassan II, Mohamed Saïd Karrouk est membre du Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat (IPCC) de l’ONU. / DR

Maintenant, quand l’eau est disponible, le problème ne se pose pas. Par contre, il faut être vigilant en sachant que nous vivons des sécheresses «cycliques». Il ne faudra pas se permettre d’utiliser aveuglément toute l’eau que nous avons et la destiner à l’agriculture de cette manière.

S’il y a des régions qui souffrent d’une pénurie, il ne faut pas dire aux Marocains qu’il y a une sécheresse. Il faut leur dire que cette eau a été pompée par l’agriculture et non pointer le ciel.

Pensez-vous que la gestion de l’eau est défaillante au Maroc ?

Sur le plan humain, nous avons réussi à développer tout un arsenal de gestion de l’eau, les barrages en particulier. Ce qui reste à faire est le volet de la gestion de ces ressources et c’est là où ça ne marche pas. Car si nous avons suffisamment d’eau, l’Etat peut appliquer un plan A de gestion ordinaire. Si nous vivons une période similaire à 2018, lorsqu’il n’a pas plu, il faut avertir tous les utilisateurs de l’eau qu’un plan B sera appliqué et remplacer par un plan C si nous passons deux années successives de sécheresse et ainsi de suite.

Dernièrement on ne parle que de l’intervention du Wali de Marrakech et celle du Wali d’Oujda pour l’utilisation de l’eau par les citoyens, il faut rappeler quelle quantité d’eau est utilisée par les Marocains car cela ne représente rien. L’agriculture en consomme 87%, pourquoi donc aller chercher le maillon faible ? On est en train de camoufler le problème au lieu de le résoudre. Ces actions sont peut-être louables mais elles ne font que calmer les esprits.

Nous avons les évolutions des barrages sur les dernières années pour comprendre qu’ils n’ont pas été vidés du jour au lendemain. Les gestionnaires -et donc l’Etat-, devaient être vigilants pour savoir où s’arrêter et quand il le faut.

Dans cette équation, qui en profite et qui en souffre, selon vous ?

Il faut s’interroger sur ceux qui profitent de l’eau au Maroc, car c’est un enjeu. Pourquoi ceux qui souffrent de la pénurie ne bénéficient pas des barrages ? Les gens qui doivent se plaindre de la sécheresse sont les petits agriculteurs, qui ne se basent ni sur les barrages ni l’eau d’irrigation. Les grands exploitants agricoles qui font appels à l’irrigation souffrent-ils aujourd’hui ? La réponse est non.

Aujourd’hui, les Marocains se plaignent aussi de la sécheresse. Quel est leur problème réel ? Pourquoi cela devient une psychose et qui la développe ? Il y a plusieurs questions délicates qu’il faut se poser. Lorsque l’eau est disponible, ceux qui en profitent le font seuls. Lorsque la sécheresse est là, ces mêmes personnes s’en plaignent en demandant à l’Etat de les soutenir. L’histoire nous a prouvé que pendant ces «pseudo-crises», les profiteurs crient et l’Etat répond. D’ailleurs, un budget a été accordé récemment pour faire face à cette sécheresse. L’Etat doit réguler la situation et la contrôler convenablement pour que ce ne soit pas toujours les mêmes qui en profite.

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