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Interview  

«Dans la maison», une conversation entre deux générations d’immigration [Interview]

Réalisé par la Belgo-marocaine Karima Saïdi, le documentaire «Dans la maison» est sorti en salles en Belgique, le 23 juin. Le mois dernier, ce film a reçu le Prix spécial du jury du festival Millenium à Bruxelles. Une diffusion est prévue en ce mois de juillet sur la RTBF, puis sur 2M, qui a participé à la coproduction.

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Ph. Karima Saïdi
Temps de lecture: 4'

Dans son documentaire «Dans la maison», Karima Saïdi donne la parole à sa mère, atteinte d’Alzheimer. Cette femme marocaine audacieuse et déterminée a choisi de vivre en Belgique, à partir des années 1960. Elle a élevé ses enfants seule, dans une grande modernité puisée dans sa propre culture. Ce documentaire est l’occasion pour la réalisatrice de questionner la mémoire de sa maman, de sa famille, celle du Maroc et de la Belgique.

Il s’agit ainsi du portrait d’une mère qui s’en va et de sa fille qui reste, portant la continuité de cette histoire tissée entre deux pays, deux cultures et deux réalités. Un documentaire qui déconstruit les clichés et raconte l’exil dans une atmosphère intimiste et des ressentis universels. Sa réalisatrice nous en parle.

Avant «Dans la maison», vous avez réalisé un court-métrage intitulé «Aïcha», au prénom de votre mère. En tant que femme issue de l’immigration, que vous permet ce travail sur la figure maternelle ?

J'ai réalisé mon court-métrage «Aïcha» lorsque ma mère est décédée. Je sortais de trois années d’accompagnement durant lesquelles j’avais tourné des images. Ce film de cinq minutes était un hommage sous forme d’évocation de la vie d’Aïcha dans son dernier lieu de vie, une trace de son éloignement et de son départ définitif. J’avais besoin de lui rendre hommage et par ce biais je me permettais de quitter la posture de la fille pour devenir la réalisatrice. Je pense que c’est ce qui m’a aidé à entamer, par la suite, mon travail sur «Dans la maison».

Pour ce dernier documentaire, y a-t-il eu une longue réflexion avant de décider de dévoiler ce pan si intime de votre vie ?

J’ai essayé de le faire avec beaucoup de prudence. Au début, je n’étais pas censée faire un film. J’étais à un stade de ma carrière où toutes les portes s’ouvraient pour moi. Mais lorsque l’Alzheimer a été diagnostiqué chez Aïcha, j’ai tout arrêté pour me rendre disponible. En veillant sur ma mère de la sorte, j’ai commencé à la rencontrer autrement. Je m’occupais de la maison, je regardais les archives, je sortais de vieilles photos et une histoire a commencé à apparaître. En observant et en parlant autour de moi de la situation, on m’a dit que j’allais vivre la pire expérience de ma vie, mais cela n’a pas du tout été le cas. Une amie journaliste m’a parlé du livre d’Annie Ernaux, «Je ne suis pas sortie de ma nuit», qui était un journal sur la maladie de sa mère. Ce livre m’a permis de mettre une distance et d’entrer dans le processus d’observation par le biais de la littérature, alors je me suis retrouvée moi-même à tenir un journal.

Puis j’ai commencé à prendre des photos. Un jour j’ai parlé de ma démarche à un ami réalisateur qui m’a encouragé à faire un film. C’est à ce moment-là que le processus a commencé. Si l’on ne vit pas des situations pareilles de l’intérieur, je pense qu’on ne peut pas les raconter. Je ne racontais pas seulement la maladie de mère mais tout son parcours de vie.

Elle est venue en Belgique en 1968, a pris la nationalité belge pour protéger ses enfants, a divorcé et a vécu seule dans un pays qui n’est pas le sien et en tout cela, c’est une pionnière pour moi. Elle a avancé vers l’inconnu et fait des choix qui vont inspirer d’autres personnes. Cela nous dit que la force des femmes est insoupçonnable, partout dans le monde. Elle a su tenir tête pour nous, tout en étant à la fois dans la tradition. Elle a fait beaucoup de choix fondamentaux, jusqu’à décider de se faire enterrer en Belgique dans la parcelle multiconfessionnelle de Bruxelles, parce qu’elle voulait que ses enfants n’aient pas à se rendre jusqu’au Maroc pour se recueillir sur sa tombe.

Ph. Karima SaïdiPh. Karima Saïdi

Pour les trois dernières années de la vie de ma mère, j’ai dû la placer en pension ; j’étais confrontée à la voir s’affaiblir. J’étais dans une intimité quotidienne avec elle et et j’ai enregistré sa voix. Il n’y a pas plus intime que la voix d’une mère, comme on l’entend dans le film. J’ai enregistré nos conversations, les rituels que nous avions. Puisqu’Alzheimer est une maladie qui touche à la mémoire de l’espace et du temps, je lui mettais souvent la musique qu’elle aimait, pour stimuler ses souvenirs, je lui posais des questions. Autrement dit, ce film est une conversation avec ma mère et parle aussi sur les stigmates de la maladie, mais sans exhibitionnisme. Il y a une certaine pudeur.

On entend peu parler du parcours migratoire des femmes entre le Maroc et l’Europe, surtout les récits féminins de la première génération. Cette idée a-t-elle été présente lors de votre conception du documentaire ?

Je m’en rendais compte, en travaillant sur le documentaire. Les femmes de la première génération des migrations sont absentes de l’Histoire. Dans le récit migratoire de la première génération, on a mis l’accent sur les hommes et le travail. Je pense que l’une des raisons est notamment le fait qu’on se pose toujours des questions sur la représentation des femmes et de la figure de la mère dans nos sociétés, qu’elles soient arabes ou occidentales. On réfléchit sur des représentations qui vont permettre de conserver la dignité et travailler sur ce documentaire m'a permis de raconter le parcours de ma mère, qui fait partie de ces femmes-là.

Toujours est-il qu’en abordant une thématique aussi intime et personnelle, on se pose aussi la question de montrer sa maman malade. J’ai donc travaillé sur le décalage et sur un procédé technique en faisant des photogrammes. A l’image, cela donne que la personne se met en mouvements tout en se décalant.

Il s’agit aussi de questionner le vieillissement en migration. C’est un film qu’on fait donc quand on a déjà atteint un âge de maturité. J’ai voulu montrer une femme dans toutes ses facettes, une femme qui prend des risques pour faire des choix de vie et il m’est apparu que j’ai hérité de cette force qu’avait ma mère. L’expérience de ce documentaire pouvait me détruire ou me rendre encore plus forte.

Ph. Karima SaïdiPh. Karima Saïdi

Pensez-vous que le format documentaire contribue à écrire cette mémoire des migrations au féminin ?

Oui, complètement. Il est important de partir du réel, de se servir des photos d’archives pour écrire cette histoire. Je trouve que le processus de «documentation» met en lumière une série de représentations auxquelles on n’est pas (ou plus) habitué, mais qui permet cette reconstitution de la mémoire et l’assemblage d’archives. Il s’agit de travailler dans le moment présent et de voyager dans le passé et la vie de famille, pour savoir comment nos mamans s’habillaient, ce qu’elles écoutaient, ce qu’elles aimaient regarder, quelles étaient leurs prises de position pour protéger leurs enfants…

Il est important de mettre en avant leur rôle dans l’histoire et de les sortir de l’image que l’on garde des mamans qui s’occupent seulement de la maison et des enfants, pour montrer l’apport qu’elles ont eu sur nous et sur des générations d’enfants nés dans les pays d’accueil.

Ph. Karima SaïdiPh. Karima Saïdi

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