L’Espagne a annoncé, jeudi, qu’elle examine «sérieusement» l'abolition du régime spécial Schengen à Ceuta, qui le maintien en dehors du territoire commun de l'UE, et son inclusion dans l'Union douanière. Une annonce qui soulève plusieurs questions quant à son timing, ses raisons et sa portée. L’Espagne a-t-elle réellement intérêt à intégrer ses deux enclaves dans l’espace Schengen et mettre fin au statut spécial ?
Flashback. En 1986, l’Espagne adhère à la Communauté économique européenne (CEE). Toutefois, contrairement à ses territoires, Ceuta et Melilla ne sont pas concernées par l'union douanière et la politique agricole commune (PAC). Elles ont été exonérées de l'application de la taxe sur la valeur ajoutée. En 1991, avec l'adhésion de l'Espagne aux accords de Schengen, les deux enclaves ont bénéficié également d’un statut spécial, permettant d’exonérer les habitants de Nador et de Tétouan de visas pour s’y rendre.
La menace d’intégrer Ceuta et Melilla dans le régime douanier de l’Union européenne et l’espace Schengen est toutefois lancinante depuis de nombreuses années. Elle date de l’arrivée à la tête de la ville de l’indétrônable Juan Vivas en 2001. Tentant la surenchère, il avait ainsi assuré en 2008 son intention de «demander formellement» à l'Espagne de «traiter immédiatement l'entrée de Ceuta dans l'Union douanière». Une annonce qu’il réitèrera à plusieurs reprises.
Mais en 2011, avec l’arrivée de Mariano Rajoy à la tête de l’exécutif espagnol, le chef du Parti populaire calme les ardeurs de Juan Vivas. En 2015, le gouvernement local de l’enclave espagnole expliquait même qu’il «partage» avec l’exécutif espagnol «l'idée que la ville ne devrait pas demander aux institutions européennes d’intégrer l'Union douanière». Et d’évoquer comme condition «la certitude que tous les membres du Conseil de l'Europe diront oui» à une intégration qui garantit à Ceuta de ne rien perdre de ses «spécificités économiques et fiscales», qualifiant celles-ci de «droit» et non pas de «privilège».
En 2018, année coïncidant paradoxalement avec le départ de Rajoy, Vivas réitère son annonce, en affirmant que le gouvernement local de la ville considère une éventuelle intégration dans l'union douanière comme «pratique et positive», à la fois pour la consolidation du statut de Ceuta et pour les possibilités d'expansion de l'économie locale.
Comme Melilla, Ceuta a beaucoup à perdre
Or, en réalité, Ceuta et sa jumelle Melilla ont beaucoup à perdre. Quatre mois seulement avant les déclarations de Vivas en 2018, Procesa, société publique de développement à Ceuta, a sorti une étude pour alerter sur le fait qu’une intégration dans l’Union douanière et «sans spécificités» pourrait se traduire par «un recul économique de 103 millions d’euros, une contraction du PIB local de 6,2% et la perte de 1 400 emplois réguliers», dans le pire des scénarios possibles. «Nous aurions nécessairement à planifier un changement structurel important et une nouvelle stratégie de la ville, en réfléchissant aux activités à moyen terme qui peuvent orienter sa structure productive pour atténuer l'effet total que le changement entraînerait à court terme», ajoute l’analyse.
«L'entrée dans l'Union douanière, comme les gouvernements de Vivas et d'Imbroda ainsi que l'opposition et les agents socio-économiques semblent en convenir, favoriserait la sortie des produits de Ceuta vers le Maroc documentés par la DUA mais il y aurait un impact sur les prix en raison de l'application de taxes et éventuellement, sauf exceptions, des droits de douane sur les marchandises», rappelle l’avis. «Laissant de côté la position politique (du Maroc, ndlr), il n'en est pas moins vrai que sa position économique doit compter sur les questions de frontière et de voisinage», assume l’analyse qui rappelle aussi que dans le cas de l’application des visas Schengen et en excluant les employés de maison, 5 000 emplois irréguliers pourraient être perdus, entraînant des conséquences également de l'autre côté de la frontière, et augmentant le coût de la vie à Ceuta».
En effet, Ceuta perdra son régime spécifique en intégrant l’Union douanière et l’espace Schengen, son régime fiscal (TVA, impôt sur le revenu...) devra s’aligner sur le reste de l’Espagne. De ce fait, le tourisme de shopping que les autorités locales essayent de promouvoir auprès des Marocains non frontaliers aura beaucoup moins d’intérêt, sans oublier la fin de la contrebande vers le Maroc.
Mais le timing de l’annonce d’une telle démarche n'est pas anodin. Elle intervient en pleine crise politique et migratoire avec Rabat. Elle arrive aussi après la mobilisation du Maroc contre la contrebande, il y a deux ans, et l’intangibilité de Rabat sur la fermeture des frontières depuis mars 2020, pousse Madrid à ne plus espérer de solution. Dans cette configuration, l’Espagne semble prête à assumer un tel coût, en misant bien évidemment sur la contribution de l’Union européenne. D’ailleurs, Ceuta va déjà recevoir quelques 10 millions d’euros d’aides européennes, dans quelques semaines, après la crise migratoire.