Psychopédagogue de formation, native d’Oran de parents marocains issus du Rif, Fatiha Saidi a vécu en Belgique depuis l’enfance. A Bruxelles, elle a travaillé dans le social et la politique, en étant sénatrice honoraire, députée, membre du Conseil de l’Europe et adjointe au maire d’une commune bruxelloise.
Portée sur les droits humains, le féminisme et la question de la mémoire, son ouvrage «Echos de la mémoire sur les montagnes du Rif» (éd. La Croisée des chemins) rend hommage aux aïeules de sa région d’origine. Une manière pour elle de renouer avec le Rif, tout en sortant de l’ombre ses femmes témoins silencieuses de l’histoire.
Dans quel contexte avez-vous réalisé ce livre ?
La réflexion autour du livre s’est développée d’abord au vu de ma trajectoire personnelle de vie. Je suis Belgo-marocaine. Je suis née en Algérie de parents originaires du Rif et je vis en Belgique depuis l’âge de cinq ans, lorsque mes parents se sont installés ici en 1966. Mon parcours migratoire a beaucoup influencé cet ouvrage, dans la mesure où je n’ai pas vécu dans le Rif dont je suis originaire, mais j’ai renoué avec lui depuis de nombreuses années.
Dans un contexte plus large, je suis féministe et je porte un grand intérêt à cette question ainsi qu’à l’histoire, donc relater celles des femmes me passionne particulièrement. J’avais également envie de mieux savoir comment mes aïeules ont vécu dans le Rif, quelle était leur marge de manœuvre dans leur société, quels rapports entretenaient-elles
avec les hommes, divorçaient-elles, quel était leur rapport avec leur corps…
L’idée est également de faire connaître ces femmes, qui font partie «des oubliées de l’histoire», pour reprendre le titre de l’ouvrage de Michelle Perrot. J’ai voulu réhabiliter leur existence, durant laquelle elles ont traversé des moments extrêmement durs : l’exil de leurs époux, les révolutions populaires, les famines des années 1940. Il était important, à mes yeux, de faire connaître leur parcours, et à travers lui, une partie de l’histoire du Maroc et de sa région, le Rif en particulier.
Quel est le profil des femmes dont nous lisons les portraits dans cet ouvrage ?
J’ai fait en sorte qu’elles aient vécu le plus possible dans le Rif et qu’elles continuaient d’y vivre au moment des entretiens. Elles sont âgées (toutes plus de 60 ans), n’ont jamais migré en Europe et n’ont pas eu la chance d’avoir été scolarisées. J’ai rencontré la plupart d’entre elles pendant le tremblement de terre de 2004 et elles me sont restées à l’esprit. J’en ai interviewé 17, en réalité, mais j’en ai retenu 9 pour que le récit ne soit pas redondant.
Je suis revenue dans le Rif en 2008 pour commencer les entretiens avec ces femmes, à la lumière de questionnements à la suite du tremblement de terre. Je me suis rendue compte à quel point les femmes vivaient des situations très difficiles.
Aïcha El Khattabi, qui n’a pas vécu dans le Rif, fait partie en revanche de ce livre car elle est pour moi une figure d’exception. Elle reste très attachée à sa région d’origine, elle partage avec moi une histoire migratoire et elle devait être incluse à ce livre.
Combien de temps vous a-t-il fallu pour boucler ce livre justement ?
Il m’a fallu dix ans. C’est un projet qui a démarré en 2008, mais qui a souffert de mon travail politique, activité chronophage au demeurant. Chaque fois que je retournais au Maroc de 2008 à 2015, j’enregistrais les interviews et je les retranscrivais. Puis à un moment, je me suis dit qu’il fallait absolument me consacrer à ce projet et je me suis vissée sur ma chaise pendant près de neuf mois, pour terminer l’écriture en 2018, en grande partie dans le Rif justement.
Je l’ai remis à mon éditeur en 2019 et il devait sortir en mars 2020, pour la Foire du livre à Bruxelles, où le Maroc était l’invité d’honneur. Quelques exemplaires y ont été présentés mais la crise sanitaire de la covid-19 a vite fait de bouleverser le calendrier. Il a donc été difficile de faire la promotion de l’ouvrage et nous venons de le sortir au Maroc, en espérant que la situation sanitaire ne retardera pas sa distribution à l’étranger.
Six des neuf femmes portraitisées dans ce livre ne font malheureusement plus partie de ce monde, mais leurs enfants et leurs proches sont restés. A la levée des mesures restrictives liées à la pandémie, mon travail sera de retrouver toutes ces familles, de leur remettre l’ouvrage où elles retrouveront leurs aïeules et d’organiser des rencontres autour du livre dans tout le Maroc et dans la région du Rif bien sûr.
Que nous renseignent ces portraits sur la situation des femmes marocaines et particulièrement dans le Rif ?
On apprend beaucoup de choses à travers ces témoignages, qui permettent de décentrer notre regard sur des périodes de l’histoire marocaine, le décentrer de notre confort auquel on est habitué dans nombre de récits historiques.
C’est pour cela que j’ai choisi de faire le portrait de femmes âgées. La plus jeune avait 69 ans et la plus âgée 92 ans. Elles n’ont plus de tabou, il n’y a plus d’enjeux pour elles ou leurs familles. Elles étaient libérées par l’âge, libérées des contraintes familiales et du qu’en dira-t-on. Elles ont eu une grande aisance à s’exprimer, sans craindre d’être jugées. Leurs paroles libérées nous renseignent davantage sur les réalités dans lesquelles vivaient les femmes dans des contrées lointaines et sur la manière dont elles ont réussi à dépasser tous ces obstacles.
Ces femmes racontent unanimement le soulèvement de 1958, qu’elles l’aient vécu en étant enfant ou jeunes. Elles nous renseignent aussi sur la période de la famine et sur la grande force, ingéniosité et créativité dont elles ont fait preuve pour affronter les pires crises que le pays et la région ont traversées. Elles abordent aussi des sujets plus intimes comme la contraception, les accouchements ou comment elles utilisaient des plantes naturelles pour se soigner.
Certaines reviennent aussi sur quelques vagues souvenirs de la Guerre du Rif et des années 1920, à travers les récits de leurs parents et une transmission de la mémoire par procuration. Ces femmes ont un savoir qui leur est propre qui n’est ni écrit ni documenté de manière exhaustive, alors qu’il fait partie intégrante de notre histoire commune.
Y a-t-il une histoire au féminin et une histoire des migrations au féminin à écrire ?
Certainement. C’est encore un chantier énorme qui reste à explorer et à ouvrir, quels que soient les domaines de l’histoire et des migrations. Je l’ai mentionné dans le cadre de mon ouvrage «Les fourmis prédatrices» en évoquant l’expulsion des Marocains d’Algérie en 1975. Nous entendons, dans tous les domaines, beaucoup de témoignages d’hommes mais le monde des femmes reste un océan encore insondé de notre histoire, que ce soit dans nos pays d’origine ou de migration.
Il est plus que jamais urgent que nous écrivions l’histoire des femmes et aussi l’histoire de leurs vécus migratoires, car elles sont nombreuses à avoir quitté ce monde sans que ce travail n’ait été effectué. C’était d’ailleurs une raison pour laquelle il était devenu urgent pour moi de publier ce livre, parce que ses héroïnes partaient et décédaient les unes après les autres.
Hauteurs du Rif / DR.
J’ai 60 ans et je fais déjà partie de ce que l’on appelle les vieilles migrations. La plupart de nos mamans ne sont plus là et elles ont emporté avec elles des pans de l’histoire, sans que nous ne leur donnions la valeur qu’elles méritent. Or, leurs récits sont très précieux au regard de l’écriture de nos mémoires. Je crois fervemment que ce sont les petites histoires de toutes ces femmes-là qui font les grandes et qui enrichissent l’Histoire avec un grand H.