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Grand Angle

Le cyberharcèlement cible particulièrement les femmes journalistes

Menée conjointement par l’UNESCO et le Centre international des journalistes (ICFJ) à la fin de cette année 2020, une enquête mondiale a montré l’ampleur de la violence en ligne contre les femmes journalistes. 73% des répondantes déclarent en avoir été victimes au moins une fois.

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Photo d'illustration / Ph. Franck Pennant - AFP
Temps de lecture: 5'

C’est une enquête qui lève le voile sur un aspect des violences numériques visant les femmes et qui se concentrent particulièrement sur celles exerçant le métier de journaliste. En cette fin d’année 2020, ses premiers résultats ont été compilés par l’UNESCO et le Centre international des journalistes (ICFJ) dans «Violence en ligne contre les femmes journalistes : Un aperçu global de l’incidence et des impacts». Fruit d’entretiens menés auprès de 900 professionnelles à travers 125 pays, cette publication montre que 73% des interrogées ont été victimes de ces pratiques.

Il s’agit de menaces de violences physiques dans 25% des cas, sexuelles pour 18% ou d’autres visant un proche des concernées, dans 13% des cas. Par ailleurs, 20% des interrogées ont dit avoir été agressées ou abusées, en relation avec la violence en ligne dont elles ont fait l’objet.

Des thématiques politiques et sociétales, prétextes pour les attaques ciblées

41% des mêmes professionnelles ont fait part d’attaques en ligne «qui semblaient être liées à des campagnes de désinformation orchestrées». Après les utilisateurs anonymes ou inconnus (57%), les acteurs politiques ont été identifiés comme la deuxième source principale d’attaques en ligne, dans 37% des cas. D’ailleurs, les sujets de travail de ces femmes qui ont le plus souvent été liés avec la recrudescence des attaques restent politiques. 47% des répondantes indiquent qu’ils ont porté sur des questions de genre, suivis de la politique et de la couverture d’élections (44%), des droits humains et des thématiques sociétales (31%).

Présentatrice et rédactrice en chef à France24, Aziza Nait Sibaha a confié à Yabiladi avoir fait partie de ces femmes journalistes victimes d’attaques en ligne à plusieurs reprises, après les attentats de Charlie Hebdo en 2015 où nombre de professionnels ont été ciblés, ou plus récemment. «Je fais encore l’objet de campagne d’harcèlement par une armée de trolls marocains, mais pas que. Ces gens estimaient au début, que je devrais défendre la position du Maroc à propos du Sahara, m’ordonnaient de démissionner de France24 avec le lot d’insultes, menaces…. Et depuis la normalisation du Maroc avec Israël c’est reparti de plus belle. On ne me reproche pas des choses que j’aurais dites, mais des choses que je devrais dire», a-t-elle déclaré.

En 2017 déjà, le secrétaire général de l’Organisation des Nations unies (ONU), Antonio Guterres, a confirmé lors de l'Assemblée générale onusienne «la corrélation entre certains sujets [traités par les femmes, ndlr] et l’intensification des attaques». Aziza Nait Sibaha abonde dans ce sens, à travers son vécu.

«Etant marocaine d’origine, je devrais selon [les auteurs des attaques], oublier ma neutralité de journaliste et relayer la position officielle du Maroc. Le contraire de ce qu’on doit demander à n’importe quel journaliste qui se respecte. Du coup je suis devenue, selon eux, anti-Maroc, pas patriote, voire une citoyenne indigne qui a trahi son pays.»

Aziza Nait Sibaha

Le secrétaire général de l’ONU a précédemment indiqué que ces pratiques ne sont pas sans conséquences. «Alors que les hommes journalistes sont également victimes d’abus en ligne, ceux dirigés contre les femmes journalistes ont tendance à être plus graves», a-t-il déclaré. Aziza Nait Sibaha précise qu’il existe «beaucoup d’hommes journalistes d’origine marocaine à France24 et ailleurs», mais qu’ils ne sont pas ciblés par des attaques similaires. Selon elle, les auteurs derrière «estiment qu’ils sont en droit de dicter aux femmes généralement ce qu’elles doivent penser, faire et comment vivre, s’habiller…. On retrouve donc cette misogynie dans leurs campagnes en ligne».

Pour sa part, le rapport de l’UNESCO montre que cette violence a eu un impact sur la santé mentale de 26% des femmes journalistes ayant déclaré avoir été victimes. 12% ont demandé une aide médicale ou un accompagnement psychologique. Les conséquences sur l’emploi et la productivité se ressentent également. Dans 38% des cas, la situation a poussé les concernées à se rendre moins visibles. 11% se sont absentées plus fréquemment de leur travail, 4% ont quitté leur emploi et 2% ont totalement abandonné le métier de journalisme.

Les réseaux sociaux, quartier général des attaques ciblées

Sur la toile, Facebook est en tête des plateformes les moins sûres d’utilisation pour les femmes journalistes interrogées (39%), devant Twitter (26%), suivi d’Instagram (16%), YouTube (7%) et WhatsApp (6%). Aziza Nait Sibaha confie à Yabiladi en avoir fait l’expérience.

«L’année dernière, une personne qui se dit journaliste (mais cachée  derrière un pseudo) a relayé sur les réseaux sociaux une déclaration que je n’ai jamais faite (il suffit de lire la phrase pour voir que c’est stupide) sur mes origines amazighes et tout le monde s’est déchaîné pour relayer sans jamais prendre la peine de vérifier la fake-news. Les gens qui relayent des fake-news vivent dans une bulle. Vous ne pouvez pas discuter avec eux et les convaincre. Tout ce qu’ils veulent, c’est vous voir à terre. Peu importe ce que vous direz, vous aurez tort.»

Aziza Nait Sibaha

Face à cet environnement toxique, rares sont celles qui signalent ces comportements. Seules 25% des interrogées disent avoir signalé les faits subis en ligne à leurs employeurs. 10% n’ont pas eu de réponse, contre 9% qui ont reçu comme recommandation de s’«endurcir». 2% ont pas ailleurs eu comme réaction des questions sur ce qu’elles auraient fait et qui aurait provoqué l’attaque. «Il faut avoir la chance d’être dans un média qui vous soutient, avoir vous-mêmes les reins solides et ne pas tomber dans ce qu’ils cherchent : leur laisser la parole et déserter l’espace public», affirme de son côté la rédactrice en chef de France 24.

Ce cyberharcèlement ciblé a d’ailleurs poussé de nombreuses femmes journalistes à s’invisibiliser des réseaux sociaux : 30% des victimes s’autocensurent, 20% ont cessé toute interaction et 18% ont restreint leur publication à un cercle privé. Ces comportements essayent de s’adapter à des méthodes d’attaques «de plus en plus sophistiquées» qui, selon les auteurs de l’enquête, «évoluent avec des technologies telles que l’intelligence artificielle». Ceci souligne «la nécessité d’y répondre en faisant évoluer également les technologies, dans une coordination collaborative».

Dans ce sens, Aziza Nait Sibaha rappelle que «les femmes journalistes ont des tribunes qu’elles doivent utiliser pour dénoncer toutes formes de violences à l’égard de toutes les femmes», d’autant plus que saisir la justice n’aboutit pas systématiquement à une procédure allant jusqu’au bout. «Pour beaucoup, la protection d’une journaliste qui se fait attaquer en ligne n’est pas une priorité. Il y en a qui disent même ‘arrêtez de vous victimiser, vous être une personnalité publique, assumez’», dénonce-t-elle.

Mais la rédactrice en chef considère que «ces attaques nous confortent dans nos positions et dans notre volonté d’aller de l’avant». Elle dit ainsi «rester active sur Internet et continuer à s’exprimer, car [elle] refuse qu’on musèle [sa] parole». «Il est très important de continuer à en parler et à porter cette parole-là car nous pouvons le faire, tandis que beaucoup d’autres femmes souffrent dans leur chair et en silence».

«C’est de notre responsabilité en tant que femmes journalistes de nous exprimer le plus loin possible pour que cette réalité soit connue de tous», affirme Aziza Nait Sibaha. «Si j’accepte ce que je subis aujourd’hui et leur donne raison, quel message j’envoie à toute petite fille qui rêve de devenir journaliste demain ?»

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