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Grand Angle  

Maroc : Les juifs, le roi et le sacré

Depuis le XXe siècle, le rapport de la communauté marocaine de confession juive avec la monarchie a été particulièrement marqué par des aspects de sacralité. Des raisons historiques expliquent cette relation, à laquelle s’ajoute un sentiment d’appartenance au Maroc qui ne s’est pas perdu à travers les générations.

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Le sultan Mohammed Ben Youssef recevant des notables juifs / DR.
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Présente depuis plus de 2 000 ans en Afrique du Nord, la communauté juive a fait partie intégrante de l’histoire et des composantes de la région. D’une génération à l’autre, nombre de Marocains de confession juive ont exprimé leur attachement à la monarchie, surtout sous le Protectorat (1912 – 1956) en prenant les armes pour participer à la résistance ou en levant des prières pour le guide de la nation, à l’occasion de manifestations contre la présence française, de fêtes ou de recueillements religieux collectifs.

Les juifs marocains ont ainsi tissé un lien particuliers avec les dirigeants qui se sont succédés sur le trône durant le XXe siècle, à savoir le sultan Mohammed Ben Youssef, devenu roi Mohammed V (1927 - 1961), puis Hassan II (1961 - 1999). Une relation intense notamment grâce au rôle du sultan, qui continue de faire débat chez les historiens, dans la protection de sa communauté juive pendant l’Holocauste, après un refus de livrer ses citoyens au régime de Vichy (1940 – 1944). 

Un départ massif du Maroc à partir des années 1940

Un acte politique qui donnera une aura sacrée à cette relation. Nombreux sont les citoyens de confession juive et originaires du Maroc qui «vont jusqu’à prier sur les tombes de Mohammed V et de Hassan II dans leur Mausolée de Rabat», ritualisant par ailleurs cet événement «à l’aide de la gestuelle propre aux pèlerinages effectués sur les tombes des saints juifs», selon l’universitaire Emanuela Trevisan-Semi.

Bien que ces départs remontent à la fin des années 1940, l’attachement de cette communauté à la figure du roi est resté intergénérationnel. L'exil des juifs marocains s'est accéléré avec l’adoption du plan de partition de la Palestine en 1947, élaboré par le Comité spécial des Nations unies sur la Palestine, ainsi que la création d’Israël en 1948 et l’indépendance du Maroc en 1956. L’historien Haïm Zafrani reconstitue ces départs, notant que dès la fin des années 1940, «on assiste à l’éclatement de la communauté et à l’émigration de la quasi-totalité de ses populations».

«Des 250 000 individus qui, dans les années 1950/1960 peuplaient les mellahs, cohabitaient aussi avec les musulmans dans les médinas de certaines villes (…) il ne reste, à présent, que moins de 5 000, concentrés en majorité dans la capitale économique, Casablanca», écrit-t-il dans son ouvrage «Deux mille ans de vie juive au Maroc» (éd. Eddif - 2000). Le livre souligne également que des «groupes ont choisi la France, le Canada et l’Amérique latine comme terre d’accueil ; l’immense majorité fut dirigée sur la ‘terre promise’ ou s’y rendit de son propre gré (…)».

L’émigration vers Israël a ainsi commencé dès 1948, pour connaître un premier pic entre 1954 et 1956, avec 70 000 départs. Un second a marqué l’année de la mort du roi Mohammed V, en 1961, puis un troisième sous le règne de Hassan II en 1963, avec 80 000 départs. Mais partout où ces communautés se sont installées, elles ont tenté de maintenir un lien avec le pays qui les a vus naître. Dans «Hassan II et les juifs : histoire d’une émigration secrète» (éd. Le Seuil - 1991), Agnès Bensimon reconstitue le climat politique et économique qui a «aboutit à une fuite collective, en partie organisée par le Mossad (sous couvert d’une association diasporique juive, la Hebrew Immigration Associated Service de New York) grâce à des accords secrets et des négociations complexes avec Hassan II».

C’est ce que confirment les recherches d’Emanuela Trevisan-Semi, mentionnant en 2007 que «les fractions de la population les moins qualifiées et les plus pauvres, ainsi que les plus motivées idéologiquement, émigrèrent en Israël». Les autres, souvent constituées d’élites, «s’établirent en France et au Canada lorsqu’elles étaient francophones, en Espagne et en Amérique latine pour celles qui étaient hispanophones, ou encore aux Etats-Unis».

Passeport d'une famille marocaine de confession juive. / DR.Passeport d'une famille marocaine de confession juive. / DR.

Des liens renforcés avec le pouvoir marocain

Sur la base de statistiques réalisés en 2006, la chercheuse souligne que «800 000 Israéliens sont originaires du Maroc sur une population totale d’environ 6,2 millions d’individus». «156 500 personnes sont nées au Maroc, 336 000 sont nées en Israël d’un ou de deux parents marocains, le reste formant la troisième génération», écrit-elle, ajoutant que nombre parmi eux sont «à l’origine de l’introduction à l’intérieur de l’espace public israélien de symboles traditionnels du pouvoir marocain».

L’on assiste ainsi à la mise en place d’une statue commémorative du roi Mohammed V en 1986, à Ashkelon près de Tel-Aviv. A partir de 2000, les lieux de mémoire se sont multipliés, «officialisés par les maires et ‘sacralisés’ par les bénédictions particulières des grands rabbins locaux». La rue Hassan II a vu le jour, près de Rehovot, puis «un parc à Bet Shemesh, une place à Sderot dans le nord du Neguev, une place à Petah Tiqva, un parc à Ashdod où sur les 200 000 habitants, 70 000 sont originaires du Maroc, une promenade à Kyriat Gat, 51 000 habitants dont 25 000 originaires du Maroc». Dans la même période, un timbre commémoratif a été émis, en plus de la production d’un film et de l’organisation plus fréquente de soirées à la mémoire de Hassan II.

Selon Emanuela Trevisan-Semi, ces initiatives ont eu le soutien d’organisations de la société civile maroco-israélienne, «en particulier une association qui fédère la diaspora judéo-marocaine : la Fédération mondiale du judaïsme marocain, dont le siège se trouve à Jérusalem mais qui possède des filiales au Maroc et dans la diaspora». Elle nuance cependant la perception de Hassan II auprès des juifs originaires du royaume. En effet, le roi défunt «est loin de jouir d’une considération comparable au Maroc dans les milieux – y compris juifs – qui se souviennent de sa politique répressive et qui ont fait l’expérience de la brutalité des terribles geôles marocaines» au cours des années 1960 et 1970. Inversement, son image est idéalisée «dans l’imaginaire des juifs marocains, israéliens tout particulièrement».

Cette réputation a été renforcée par le rôle de Hassan II dans les négociations de paix entre la Palestine et Israël, mais aussi par l’aura de Mohammed V, reconnu officiellement parmi les Justes. En Israël, les descendants des Marocains de confession juive ont créé de nouveaux sanctuaires pour leurs morts, empreints de l’identité de leur pays d’origine. Ils se sont aussi «démenés pour transférer certaines reliques de saints dont les sépultures se trouvaient au Maroc, afin de créer de nouveaux lieux de culte», d’après les recherches de Emanuela Trevisan-Semi.

L’expression de cette forme de sacralisation pour le Maroc a été documentée également auprès de la communauté judéo-marocaine installée en Amérique du Nord. Une vidéo est récemment réapparue sur Internet, montrant les images d’une rencontre datée des années 1960. On y voit Hassan II rencontrer une partie de ces ressortissants s’échangeant les prières.

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