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Interview

France : «Ce qui se passe au niveau de la répression des idées se passe au niveau de la répression policière»

Au-delà de la récente et officielle dissolution du Collectif contre l’islamophobie en France (CCIF), c’est l’action politique ou associative critique envers la ligne du gouvernement que l’on pourrait redouter. Chercheur en sociologie, Marwan Mohammed prévient que les lois ciblant des organisations musulmanes, dans un premier temps, pourraient s’étendre à d’autres structures.

Publié
Marwan Mohammad, chercheur en sociologie / DR.
Temps de lecture: 5'

Comment appréciez-vous les motifs de la dissolution du CCIF ?

Il faut tout d’abord mettre en avant un fait qui semble anodin, mais qui est extrêmement important. Le CCIF n’a jamais été poursuivi ou condamné pour les motifs sur lesquels s’appuie le Conseil des ministres pour dissoudre l’association. Donc la dissolution repose un argumentaire juridique qui n’a jamais été mobilisé depuis 2003, année de naissance de l’association. Qu’est-ce qui a changé entre le moment où le candidat à la mairie de Tourcoing, Gérald Darmanin, assistait à une réunion publique où le CCIF était présent et celui où le ministre de l’Intérieur dépeint l’organisation comme un «ennemi de la République» ?

Parmi les arguments centraux du gouvernement, il est reproché au CCIF d’utiliser le mot «islamophobie» et de dénoncer l’existence d’une dérive islamophobe de l’Etat, notamment à travers l’application des mesures antiterroristes. Or pour le gouvernement, dénoncer l’islamophobie de la sorte constitue un encouragement à la violence terroriste. Nous sommes donc face à une criminalisation de l’antiracisme politique, lorsque celui-ci pointe la responsabilité des pouvoirs public. C’est un glissement qui ne repose sur aucune donnée ou étude sérieuse.

Pensez-vous que la démarche du gouvernement est conforme au droit français ?

Rappelons que ce n’est plus le CCIF qui est en jeu car cette organisation n’existe plus, mais une certaine idée des libertés et de la critique sociale et politique. La procédure en elle-même est conforme mais qu’en est-il des motifs ? Ce sera au Conseil d’Etat de trancher, depuis que l’avocat du CCIF Me Guez Guez a annoncé que l’arrêté de dissolution serait contesté. On verra notamment comment le Conseil se positionnera sur le fond par rapport à ce que la Ligue des droits de l’Homme et d’autres organisations de défenses des droits humains ont pointé, à savoir les atteintes à la liberté de parole et d’opinion ainsi que la liberté d’association.

L’entérinement de cet arrêté de dissolution renforcerait la tendance du pouvoir à criminaliser les mouvements sociaux et en particulier les sphères politisées, critiques et autonomes de l’antiracisme. Ces formes de criminalisation, notamment du CCIF ou des comités de lutte contre les violences policières, qui existent depuis des années dans la sphère politico-médiatique, étaient avant tout le fait de polémistes, du camp néoconservateur allant de Valls à la droite de Marine Le Pen et de leurs relais éditoriaux. Elles sont aujourd’hui mises en œuvre par différentes initiatives gouvernementales pour lesquelles le Conseil d’Etat est sollicité, de même qu’elles sont promues par un certain nombre d’universitaires.

Ces universitaires, tels que Bernard Rougier ou Gilles Kepel entre autres, dénoncent la lutte contre l’islamophobie, en la présentant comme un projet politique visant à instaurer un ordre islamiste, instiller la haine et générer de la violence. Bien qu’une telle analyse soit extrêmement minoritaire et très critiquée dans la recherche académique la plus sérieuse, c’est-à-dire évaluée et validée par les scientifiques, elle est influente dans les cabinets ministériels. Par la criminalisation de la dénonciation de l’islamophobie, ces universitaires et leurs nombreux relais éditoriaux participent très activement à une forme d’inversion logique.

Contre la majeure partie des études scientifiques sur la radicalisation et la violence terroriste qui pointe le rôle – parmi d’autres facteurs dont l’idéologie – de la relégation, des discriminations et des atteintes à la dignité dans la fabrique d’un ressentiment convertit en violence, cette nouvelle doxa estime que l’expérience du racisme compte moins que sa dénonciation. Nous sommes à rebours de tous ces pays qui ont décidé de lutter contre les radicalités violentes en s’en prenant sérieusement aux discriminations plutôt qu’à ceux qui les dénoncent.

Pensez-vous que la future loi sur le(s) séparatisme(s) va institutionnaliser ces mesures administratives ?

Le texte reste encore au stade de projet de loi, qui connaîtra certainement beaucoup d’évolutions et d’amendements. Mais dans tous les cas, c’est un texte qui consacre une montée en puissance de la police administrative et des préfets. Dans l’esprit de beaucoup de monde, ce sont les «islamistes» ou les «séparatistes» qui sont visés, même si rien n’interdit que les mesures prévues s’étendent à d’autres cultes.

D’ailleurs, les représentant des principales religions ont exprimé leurs inquiétudes vis-à-vis de ce projet de loi qui renforce le pouvoir d’intervention de l’État et fragilise le principe fondamental de séparation. Inquiétude également des collectivités territoriales qui pointe la remise en cause de l’équilibre des pouvoirs. Car cette montée en puissance de la police administrative soumet davantage les exécutifs locaux à la censure des préfets. Le pré-projet de loi prévoit la création de nouveaux délits, notamment «la mise en danger de la vie d’autrui» dans l’article 25, qui reprend de manière assez proche l’article 24 de la loi sécurité globale.

Il également prévu une peine de 5 ans de prison en cas d’usage de violence ou d’intimidation contre des agents publics afin d’obtenir des exemptions ou une application différente des règles pour raisons religieuses. La liberté d’expression et l’indépendance des associations est sérieusement bousculée, avec l’établissement d’un principe de coresponsabilité entre l’institution et ses membres en termes de prise de parole publique notamment.

Les demandes de subvention vont par ailleurs dépendre de la signature d’un contrat d’engagement républicain, dont on ne connaît pas le contenu. Le gouvernement entend étendre davantage le devoir de neutralité dans les institutions délégataires d’une mission de service public. De manière très concrète, cela veut dire que des personnes portant un signe visible de religiosité ne pourront pas être recrutées ou seront licencies par ces institutions.

Qu’en est-il des lieux de culte ? 

Cette loi va accentuer le contrôle de l’Etat sur le culte musulman Il faut rappeler que la politique musulmane du gouvernement français n’est pas seulement héritière de la Révolution et de la Troisième République, elle découle directement de la période et de la pensée coloniales. Ce renforcement du contrôle vise le financement en conditionnant les avantages (subvention ou défiscalisation) au respect de ce que le gouvernement estimera comme républicain ou non.

Ce contrôle vise également le statut juridique des lieux de culte en contraignant les associations de la loi 1901 à adopter le statut cultuel de la loi 1905. Celles qui choisiront de garder leur statut de la loi 1901 devront se soumettre à un contrôle administratif et financier stricte sur une base annuelle. Il faudra attendre le texte final pour connaître l’étendue de ces mesures. 

Comment expliquez-vous le peu de soutien et de dénonciation en France après la dissolution du CCIF ?

Je ne dirai pas qu’il y a un silence global, puisque des associations comme la Ligue des droits de l’Homme (LDH), l’Union française juive pour la paix ou encore le Nouveau parti anticapitaliste (NPA), entre autres structures, se sont exprimés en dénonçant cette mesure de dissolution pour ce qu’elle est. Cela dit, il est vrai que les soutiens publiques restent peu nombreux.

Face à la puissance de feu médiatique et politique des détracteurs du CCIF et plus largement des figures et organisations antiracistes, musulmanes ou des quartiers populaires autonomes, il faut une réelle dose de courage pour affronter le harcèlement que cela implique, mais également être en capacité de résister au climat de suspicion, au racisme ambiant et aux procès permanents en légitimité que subissent les militants en question.

Autrement dit, il faut être en mesure, a minima, de prendre des positions de principe et de se baser davantage sur les faits que sur la diabolisation publique. Or l’enjeu ici ce n’est pas le CCIF qui n’a plus d’existence légale, c’est plus largement la liberté d’association et d’opinion, la critique sociale et celle de l’État et l’autonomie politique des organisations minoritaires.

Dans un tel contexte, de nombreuses associations, organisations politiques ou même syndicales critiques silencieuses s’agissant du droit du CCIF à exister ne devront pas s’étonner lorsqu’avec les mêmes procédés et les mêmes arguments elles seront visées à leur tour.

Rappelons-nous qu’avant de s’abattre sur les gilets jaunes et d’autres mouvements sociaux, les stratégies violentes de maintien de l’ordre et les formes d’impunité qui les rendent possible ont été développées et expérimentées dans les quartiers populaires sur celles et ceux, que, pendant longtemps, personne ne voulait voir, entendre ni défendre.

Article modifié le 09/12/2020 à 01h04

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