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Grand Angle

Fikra #4 : 6 à 12 millions de chômeurs au Maroc au lieu de 1 million ?

Selon le HCP, le taux de chômage en 2018 est de 10% seulement. Dans son article «Mesurer le chômage au Maroc, une approche douteuse», Yasser Tamsamani, économiste à l’EGE Rabat appel à la création de nouveaux indices statistiques du chômage au Maroc, plus proches de la réalité.

Publié
(c)JulieChaudier/Yabiladi
Temps de lecture: 4'

«L’une des informations statistiques les plus suivies par les médias et sur laquelle le politique s’engage explicitement et communique régulièrement est celle relative au phénomène du chômage. La raison en est que le chiffre du chômage n’est pas seulement un indicateur résumant les performances du système économique en place et jaugeant sa cohérence d’ensemble, mais il permet également de se rendre compte de l’ampleur des frustrations sociales latentes», explique Yasser Tamsamani, enseignant chercheur en macro-économie à l’EGE Rabat, dans son article «Mesurer le chômage au Maroc, une approche douteuse», en accès libre depuis juin 2018.

Au Maroc, le Haut-Commissariat au Plan est le seul à calculer le taux de chômage. Sa méthode de calcul est celle prescrite par le Bureau International du Travail au niveau mondial. «En se référant à ce dernier, est considéré comme chômeur, toute personne ayant 15 ans et plus, n’ayant pas travaillé récemment, ne serait-ce qu’une heure, disponible pour travailler, et qui cherche 'activement' un emploi», rappelle Yasser Tamsamani. Cette définition standardisée au niveau international permet de comparer le taux de chômage de tous les pays entre eux.

Cette définition très étroite a d’abord été définie par et pour les pays riches dont l’économie et l’emploi sont structurés. Appliquée telle quelle aux pays en développement, elle donne lieu à des aberrations. «Au Maroc, le taux de chômage officiel est relativement faible et se compare à celui de plusieurs pays dits avancés. Mieux encore, sa dynamique étant stable (le taux varie entre 9% et 10% durant toute la période post-crise 2008), elle laisse présager une bonne santé du système économique et sa résilience par rapport à ses voisins du nord de la Méditerranée dont le taux de chômage a sensiblement augmenté durant cette période, et envoie également un signal d’apaisement des tensions sociales. Or, la réalité peut prendre une autre facette moins réjouissante : plusieurs autres indicateurs sont au rouge signe d’un modèle économique en phase d’essoufflement et les mouvements sociaux et de grève sont de plus en plus récurrents résultat d’un mécontentement ambiant.»

Yasser Tamsamani

Le taux de chômage au sens du BIT est inopérant

Le calcul du taux de chômage selon le BIT devient ainsi inopérant au Maroc parce que la frontière entre activité et inactivité, entre travailleur et chômeur sont beaucoup plus floues que dans les pays développés où un contrat de travail détermine si un personne a un emploi ou non, où un travail assure peu ou prou des conditions de vie décentes, une assurance chômage permet de chercher du travail… Au Maroc, il n’en va pas de même.

«Le taux de chômage au sens du BIT exclue, par définition, un nombre considérable de personnes en situation de précarité et de marginalisation sur le marché du travail, soit en les comptabilisant comme des actifs occupés alors que la rémunération de leur travail n’équivaut ni aux efforts fournis ni aux risques pris ou que la nature du travail, elle-même, est misérable (travailleurs à mi-temps, sans protection sociale ni couverture médicale, etc.) ; soit en les déduisant de la population active au motif qu’elles ne cherchent pas 'activement' du travail pendant la période précédant l’enquête.»

Yasser Tamsamani

Le HCP, bien conscient de cette difficulté publie donc au sein de ses Enquêtes Nationales sur l’Emploi (ENE) beaucoup d’autres indicateurs qui renseignent sur la situation de l’emploi : emploi non rémunéré, sous-emploi … Cependant, ils ne concentrent pas autant l’attention politique et médiatique. Surtout, distincts les uns des autres, ils n’offrent pas une vue d’ensemble de la situation comme un indicateur synthétique pourrait le faire.

De nouveaux indicateurs synthétiques

Yasser Tamsamani propose donc la création de deux nouveaux indicateurs du chômage : le halo du chômage et le chômage hypothétique. «Le halo du chômage est constitué de personnes qui ne sont pas des chômeurs au sens du BIT mais qui en forment le cercle le plus proche et qui sont susceptibles de le devenir très probablement. Elles partagent avec les chômeurs comptabilisés les mêmes peines de marginalisation et de précarité vis-à-vis de l’emploi, et subissent aussi des pressions psychiques similaires», explique le chercheur. Selon ses calculs, fondés sur les données du HCP, en 2016, l’estimation du halo du chômage au Maroc varie entre 6,3 et 12,8 millions de personnes (selon les modalités de comptabilité des femmes au foyer) contre 1,1 million de chômeurs, la même année, selon le HCP.

7,7 millions de femmes au foyer

Le nombre de femmes au foyer «dépasse les 6 millions de femmes et le sort qui leur est réservé dans le décompte du chômage représente le principal défi au niveau de la définition de la 'bonne' mesure du chômage au Maroc, insiste le chercheur. La version actuelle de l’ENE les considère en tant qu’inactives comme si elles avaient toutes la liberté du choix de participer ou non au marché du travail et si, suite à ce choix souverain, elles avaient opté à l’unanimité pour ne pas y participer». Sur ce point, le HCP a apporté une réponse dans l’Enquête Nationale sur l’Emploi en 2017 : 11,6%  des 7,7 millions de femmes au foyer expliquent que ce n’est pas leur choix mais plutôt la décision de leur mari, de leur père ou d’un proche. Environ 10,9% de toutes les femmes aux foyers seraient disposées à travailler, dont un quart parmi celle qui se le sont vu interdire par un membre de leur famille.

Enfin, Yasser Tamsamani propose de calculer le taux de chômage en faisant l’hypothèse que le taux d’activité du Maroc est semblable à celui d’un pays développé pour «mesurer l’écart séparant les attentes des gens et l’usage plein des capacités de production d’un côté et la capacité d’absorption du marché du travail dans son état actuel de l’autre. Autrement dit, cette mesure du chômage dit 'hypothétique' permet de rendre compte de l’ampleur réelle des frustrations sociales et du chemin qui reste à parcourir pour se développer, explique Yasser Tamsamani. Le taux d’activité au Maroc a perdu 6 points sur les dix dernières années, en passant d’un taux de 52,3% en 2007 à 46,7% en 2017, ce qui explique en partie la baisse du taux de chômage durant cette même période. Si, maintenant, on le porte à son niveau de 2007 ou à celui des pays à revenu élevé (soit un taux de 60%) pour un taux d’emploi inchangé, le taux du chômage standard serait égal, respectivement, à 19,5% et 30%

L'auteur

Après un début de carrière en France le menant jusqu’au Département d’Analyse et Prévision (DAP) à l’OFCE, où il est toujours chercheur affilié, Yasser Tamsamani est rentré au Maroc en 2011 pour prendre poste à l’EGE de Rabat comme professeur de macro-économie. Il suit depuis les évolutions de l’économie marocaine et particulièrement les enjeux macro-économiques des politiques environnementales.

L'éditeur

Munich Personal RePEc Archive publie les articles des économistes qui veulent donner libre accès à leur travail. Souvent leurs articles y sont prépubliés avant d’être publiés par un véritable Editeur. Munich Personal RePEc Archive est hébergé par la Bibliothèque de l’Université de Munich en Allemagne.

L'article

L'article complet « Mesurer le chômage au Maroc, une approche douteuse » : ICI

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