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Brahim Zahar, le «Tatum» des Girondins de Bordeaux

20h, dans un joli café du quartier des Habous, Brahim Zahar, alias Tatum, s’attable en compagnie d’un ami. “Si vous étiez arrivés un peu plus tôt, vous ne m’auriez pas trouvé. Je viens de terminer les Taraouih”, avance-t-il avec le sourire. Jambe gauche dans le plâtre, l’ex-avant-centre de l’équipe nationale de football de la fin des années 50 et début des années 60, sirote son café.

“Je viens de subir une opération pour enlever les broches qu’on m’avait placées après une blessure en France”, explique-t-il. En effet, cette blessure s’est produite en 1958 lors d’un match opposant son équipe, le Racing Club de Paris, à l’équipe de Sochaux. Il a eu une double fracture du tibia et du péroné, suite à un tacle de Kneier, joueur français d’origine polonaise, qui a par la suite entraîné l’équipe marocaine du MAS. Récemment, cette blessure lui faisant de plus en plus mal, un chirurgien, ex-“ouled derb”, l’a opéré gratuitement. “C’est une personne qui sait valoriser les anciennes gloires, contrairement à nos responsables actuels”, avance-t-il.

Dans le café ainsi que dans tout le quartier, Tatum est le grand prince de toujours. Tout le monde le salue avec respect et amabilité. Une table lui est spécialement réservée dans ce café depuis son ouverture. C’est toujours la même table, au même rythme, presque un rituel. Jeunes et moins jeunes n’oublient pas de saluer cet homme sympathique et de lui souhaiter bon rétablissement. “Les héros le restent à jamais, même avec une jambe dans le plâtre”, avance un de ses amis.

Brahim Zahar doit son surnom “Tatum” à Daniel Pillar, célèbre journaliste sportif du journal “Le Petit Marocain”. Sa ressemblance avec le vrai Tatum, joueur de la fameuse équipe américaine de basket-ball les Harlem Globe Trotters, était frappante. Une amitié s’est tissée entre les deux sportifs depuis la venue des Harlem pour un match à Casablanca, en 1954. “Il a continué à m’envoyer des cartes postales”, souligne le sosie marocain.

A l’instar de tous les footballeurs marocains, l’histoire de Tatum avec le ballon rond remonte à sa plus tendre enfance. Il tapait dans un ballon avec les enfants des voisins au lieu d’aller au m’sid. “Nous jouions exactement à cette place où nous sommes assis. Ni ce café, ni ces constructions n’existaient à cette époque”, souligne-t-il.

L’un de ses plus beaux souvenirs reste un match de basket-ball contre Feu Hassan II, encore prince héritier. Le premier club de ce père de six enfants a été l’Union Sportif Athletic (USA). Entre 1949 et 1953, il est passé de l’équipe minime à l’équipe première. Mais sa première saison parmi les grands a coïncidé avec l’exil de Feu SM Mohammed V. Par patriotisme, les joueurs marocains ont refusé d’évoluer dans les clubs du colon.

Après l’Indépendance, Tatum a rejoint l’équipe française du Racing Club de Paris grâce à son ami Abderrahman Belmahjoub. Ce dernier jouait dans l’équipe de France et était surnommé le “Prince du Parc des princes” tellement il était doué. “C’est le tournoi de Paris qui a boosté ma carrière. Nous avons joué contre Santos avec sa légende vivante Pelé, le Real de Madrid et l’Inter de Milan. Que des équipes géantes avec de grandes stars”, raconte-t-il. Son but contre l’Inter de Milan lui a valu la notoriété et une blessure au visage par le pied de Maldini père. “J’étais par terre et le sang couvrait mon visage. J’ai demandé à Belmahjoub qui se penchait sur moi si le ballon était dans les bois. Quand il m’a répondu par l’affirmative, je lui ai alors dit: «Je peux mourir à présent, ce n’est pas grave”.

En 1961, son transfert chez les Girondins de Bordeaux a coûté 18 millions de francs. Il en a reçu 1,8 million. Son salaire mensuel était de 3.000 DH plus les primes de match. “C’était une petite fortune. Quelques années auparavant à Casablanca, je travaillais à 35 DH la semaine”, avance-t-il. La première saison avec l’équipe bordelaise s’est soldée par son passage, pour la première fois de son histoire, en première division. «Ma participation était de taille. J’ai marqué 16 buts lors de cette saison. Ma force était dans les coups de tête. J’étais un “tueur”», affirme-t-il. A cette époque, Tatum a joué contre de grands joueurs du ballon rond: Aimet Jacqué, sélectionneur de l’équipe de France championne du monde en 1998, Roger Lemaire, également sélectionneur de l’équipe de France championne d’Europe en 2000, Djorkaef père et bien d’autres.

Après de belles saisons à Bordeaux, il a été transféré à l’équipe de Bastia, en compagnie d’un commando de joueurs qui avaient pour mission d’assurer encore une fois le passage en première division. “Quand nous sommes arrivés à Bastia, les responsables nous ont prévenu que les Corses ne rigolent pas”, se souvient-il. “Lors des matchs, nous entendions des coups de feu dans le stade et nous étions obligés de nous surpasser”, ajoute-t-il.

Néanmoins, le moment le plus intense de sa carrière reste celui qu’il a vécu lors du match de l’équipe nationale contre l’Espagne en 1961 pour la qualification à la Coupe du monde 1962. L’équipe espagnole était constituée de Puskas, Di Stefano, Gento, Del Sol… des grandes vedettes du football international à l’époque. Tout le monde croyait que cette équipe allait nous étriller. “Avant d’entrer sur le terrain, Belmahjoub nous a demandé de regarder les drapeaux des deux pays, plantés à la même hauteur sur le terrain, et nous a dit: je veux que vous soyez comme ces drapeaux, au même niveau que les Espagnols. Les paroles du capitaine nous ont donné des ailes”. Le match s’est soldé par un nul blanc et la prestation des Marocains a été largement supérieure à celle de leurs adversaires. C’était humiliant pour une équipe de stars de ce calibre. “Tout le monde à l’époque se demandait quelle est cette équipe marocaine qui a malmené les Espagnols. C’était phénoménal”, se souvient-il mélancolique.

En feuilletant son album, chaque photo est une histoire en soi pour ce sexagénaire encore bien dans sa peau quoiqu’il soit largué aux oubliettes par les responsables du football national. Il se rappelle les noms, les événements et les petites anecdotes et les raconte avec une nostalgie saisissante. La voix tantôt forte, tantôt calme, le regard tantôt brillant, tantôt radouci, Tatum reste humble et fier à la fois, comme seuls les hommes qui ont eu une vie pleine savent l’être. “Quoique je n’ai pas bien profité matériellement de ma carrière, l’amour des Marocains qui ont vécu ma carrière me comble et me suffit”, conclut-il.

Mohamed AKISRA
Source : L'Economiste

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