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Saïd Aouita : « Marre de voir courir des robots ! »

Au Maroc, cet homme est un mythe, encore plus adulé que son compatriote Hicham El Guerrouj, double champion olympique à Athènes en 2004 sur 5 000 et 10 000 mètres. Entre Casablanca et Rabat, un train rapide porte même son nom : l’Aouita. Il y a vingt ans, Saïd Aouita battait en l’espace de deux semaines les records du monde du 1 500 mètres et du 5 000 mètres. Deux ans plus tard, à Rome, le Marocain pulvérise encore son propre record du 5 000 mètres. En 12’58’’39, il est le premier homme à descendre sous la barre des treize minutes. Exilé en partie aux États-Unis et désormais citoyen américain, le champion olympique du 5 000 mètres (1984, Los Angeles) est aujourd’hui consultant télé. Entretien.



Que devenez-vous Saïd Aouita ?

Saïd Aouita. Après m’être occupé de l’athlétisme australien, je m’investis aujourd’hui dans la promotion de l’athlé avec la chaîne Al Djazira Sport au Qatar. Nous avons racheté tous les droits possibles de retransmission de ce sport. Pour moi, mon avenir se situe sur cette chaîne. Aujourd’hui, la télévision est le meilleur support pour faire passer le message de l’athlétisme, pour promouvoir encore mieux ce sport.

Vous qui avez la nationalité américaine, comment avez-vous vécu le trafic de produits dopants révélé en 2003 par l’affaire Balco ?

Saïd Aouita. D’abord, le dopage n’existe pas seulement dans l’athlétisme, on le retrouve dans le football, dans le tennis, dans tous les sports. Cela dit, je crois que la Fédération internationale (IAAF) fait un énorme effort pour nettoyer notre sport, éliminer les tricheurs.

Quelle est la part des - tricheurs aujourd’hui dans l’athlétisme international ?

Saïd Aouita. Tout ce que je peux affirmer, c’est que beaucoup d’athlètes se dopent encore aujourd’hui... On voit beaucoup de performances inimaginables, ce sont souvent des robots qui courent.

Selon vous, il faut nettoyer ce sport de « fond en comble » ?

Saïd Aouita. Évidemment. Pourquoi les stades sont de plus en plus vides lors des grands événements ? C’est peut-être parce que les gens en ont marre d’aller voir des compétitions faussées par le dopage. Et c’est peut-être pour cela que, moi, personnellement, je n’enverrai pas mes enfants faire de l’athlétisme...

Vous semblez dégoûté ?

Saïd Aouita. Moi, j’aime l’athlétisme. Mais, sincèrement, si vous me demandez si j’aime le demi-fond, je dis non. Je sais qu’il y a encore beaucoup de choses qui se passent aujourd’hui en - matière de dopage avec l’EPO ou les hormones de croissance.

Le dopage circule toujours dans le demi-fond actuellement ?

Saïd Aouita. Oui, je crois.

Des performances récentes vous ont-elles vraiment étonné ?

Saïd Aouita. Bien sûr, beaucoup de performances. Mais pas mal de monde ferme les yeux. Je le répète, j’espère simplement que la Fédération internationale sera suffisamment forte pour nettoyer ce sport.

Des victoires vous ont-elles surpris lors des derniers jeux Olympiques d’Athènes ?

Saïd Aouita. Il n’y a pas que les jeux Olympiques d’Athènes. Dans le demi-fond, tout a commencé depuis 1994-1995, avec l’usage de l’EPO.

À vous suivre, dans l’athlétisme moderne, un compétiteur avec du talent est donc condamné à se faire toujours battre par les tricheurs ?

Saïd Aouita. Je crois, oui. Tous les meilleurs, ceux qui ont fait la légende de l’athlétisme, Sebastian Coe, Alberto Juantorena, Mirius Yfter, s’ils couraient à l’époque actuelle, ils seraient largués, ils ne seraient rien.

Peut-être aussi parce que l’époque a changé, les athlètes d’aujourd’hui sont beaucoup plus professionnels ?

Saïd Aouita. Non, je ne crois pas à ce genre d’argument. J’ai été six fois recordman du monde, je sais ce qu’il faut faire pour battre un - record. Moi, je sais ce qu’est une performance du 800 mètres au 10 000 mètres. Je sais les efforts que demandent certains chronos. Et, il faut vraiment des efforts mortels pour produire certains chronos réalisés au cours de ces dix dernières années. Autant dire qu’il y a donc pas mal de choses qui m’ont dégoûté dans un passé récent.

À vous écouter, tout est perdu ?

Saïd Aouita. Non, il faut continuer la lutte antidopage, coordonner les efforts des agences nationales antidopage et ceux de l’Agence mondiale antidopage. Il faut nettoyer encore et encore.

Quel bilan faites-vous de ce Mondial d’Helsinki ? - Certains se plaignent que l’athlétisme manque de grandes stars...

Saïd Aouita. Moi, je crois au contraire qu’il y a beaucoup de changement, on voit énormément de nouveaux - visages. Une nouvelle génération est en train d’émerger dans l’athlétisme. C’est un bon championnat du monde, parce qu’on voit de la nouveauté, notre sport se nourrit et se construit grâce à cela.

Alors, qui sont les vedettes de l’athlétisme de demain ?

Saïd Aouita. Sur 1 500 mètres, il y a le Bahreïnien Rachid Ramzi, l’Éthiopien Kenenisa Bekele sur 10 000 mètres, la Cubaine Zulia Catalayud, championne du monde du 800 mètres, l’Américaine Lauryn Williams, vainqueur du 100 mètres ici... Tous ceux-là, plus quelques autres, sont les athlètes de la nouvelle génération et elle va rester en place pour un bon moment.

Face à la domination des Africains, les Européens peuvent-ils encore espérer l’emporter sur les longues distances et le demi-fond ?

Saïd Aouita. Pourquoi pas ? En athlétisme, la division du monde est question de moyens. Nous, les Africains, nous nous concentrons sur la course de fond parce qu’elle demande beaucoup moins de moyens. Les Européens et les Américains se spécialisent dans les épreuves techniques parce qu’ils sont plus à même d’investir dans ces disciplines qui demandent un peu plus d’équipements. Mais la tendance finira un jour ou l’autre par s’inverser.

Donc, il vaut mieux être « pauvre » pour réussir en athlétisme ?

Saïd Aouita. Avoir faim vous donne toujours envie d’aller plus loin. Je crois aussi qu’il y a une timidité, une sorte de complexe des athlètes européens vis-à-vis des Africains. Et puis il y a aussi un gros problème de prospection en Europe. Recruter un maximum d’athlètes est assez facile sur le continent africain. En Afrique, les jeunes peuvent facilement - délaisser l’école pour ne faire que du sport. En Europe, c’est beaucoup moins - évident.

Comment expliquez-vous le renouvellement permanent de l’athlétisme aux États-Unis ?

Saïd Aouita. Les Américains bénéficient de la richesse de leur système universitaire, du moins en ce qui concerne le sport. Et s’ils privilégient toujours le sprint et les disciplines de saut ou de lancer, ils commencent maintenant à créer des écoles de fond et de demi-fond. De plus en plus, aux États-Unis, des sponsors soutiennent les athlètes américains du fond et du demi-fond pour qu’ils fassent leurs armes dans les grands meetings.

Qu’est-ce qui fait qu’un pays se dote d’un bon système athlétique qui lui permettra de réussir dans les grands événements internationaux ?

Saïd Aouita. Il faut d’abord une bonne gestion sportive soutenue par un pouvoir politique qui se donne des objectifs pour le sport national. Mais il ne faut pas que le politique s’immisce de trop près dans la gestion sportive, la piste appartient aux techniciens et aux - athlètes.

Avez-vous l’intention de revenir entraîner au Maroc ?

Saïd Aouita. Oui, j’espère que, pour les jeux Olympiques de 2012, je serai repris par les responsables marocains pour reprendre en main l’athlétisme. Mais, j’en parlerai en temps voulu...

Entretien réalisé par Frédéric Sugnot

Source: L'Humanité

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