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Hicham El Guerrouj sur le toit du monde

D'ordinaire, une distance infranchissable sépare les grands champions du commun des mortels. Idoles des temps modernes, les dieux du stade sont habitués aux sommets de l'Olympe, et n'en descendent que rarement.

Hicham el-Guerrouj fait exception à la règle. Il a certes réalisé aux jeux Olympiques d'Athènes un exploit impossible, en triomphant d'abord sur 1 500 mètres puis sur 5 000 mètres (un seul athlète l'avait fait avant lui, le Finlandais Paavo Nurmi, en 1924...). Mais le champion marocain restera d'abord dans les mémoires pour être allé au bout de sa quête, une quête désespérée et magnifique de l'or olympique, qu'il a su faire partager à la terre entière. Bien plus que son palmarès, pourtant sans équivalent, bien plus que son mano a mano d'anthologie avec le Kényan Bernard Lagat, en finale du 1 500 mètres, le 24 août, on retiendra de lui ses larmes, une fois franchie la ligne d'arrivée, sa prostration extatique sur le tartan de la piste, regard halluciné fixé vers le ciel, mains jointes pour remercier Allah, son Dieu, et ces longues secondes où, sourd à la clameur du stade et comme indifférent aux félicitations de ses adversaires, le champion s'est retrouvé et réconcilié avec son destin. La victoire d'el-Guerrouj a une portée universelle, et a été ressentie comme telle. Au-delà de la performance, sa revanche sur le sort est une belle histoire d'homme.

Elle a commencé « presque » banalement. Une enfance dans une famille pauvre de six enfants, bercée par les exploits de son idole, Saïd Aouita, maître incontesté du demi-fond mondial dans les années 1980 et champion olympique du 5 000 mètres aux Jeux de Los Angeles (1984). Une envie de courir qui se transforme très vite en idée fixe, et qui lui fait sacrifier ses études et sa jeunesse. Des entraînements de forcené, sous la houlette de son coach de toujours, Abdelkader Kada, rencontré à l'Institut national d'athlétisme, qu'il intègre à l'âge de 15 ans. Une reconnaissance précoce, aux Mondiaux juniors de 1992, où il « fait » troisième sur 5 000 mètres, et une progression météorique. Dauphin de l'Algérien Noureddine Morceli sur 1 500 mètres, sa distance de prédilection, aux Mondiaux de Göteborg en 1995, son sacre olympique paraît programmé pour les Jeux d'Atlanta de 1996. Mais la belle mécanique s'enraye. Le champion trébuche en finale, chute à 450 mètres de l'arrivée et finit huitième d'une course dont il était le grandissime favori. Meurtri par cette défaite, il se jure de prendre sa revanche aux J.O. 2000, et aligne les victoires avec une régularité de métronome. Après s'être adjugé deux premiers titres mondiaux, en 1997 et 1999, et s'être emparé du record du monde, en 1998, il se retrouve face à son destin olympique à Sydney, en finale du 1 500 mètres. Mais, crispé par l'enjeu, il rate sa course et subit la loi du petit Kényan Noah Ngeny. Son rêve vire au cauchemar. Sa déception est immense. Il a le sentiment d'avoir trahi toutes les attentes : les siennes, celles de ses proches et celles de son peuple. Il songe à tout abandonner, avant de se ressaisir. Il est de nouveau champion du monde en 2001 et en 2003. Mais il n'est plus le même homme. Désormais, il vit dans l'obsession des Jeux.


Il sait, et le public avec lui, qu'Athènes 2004 sera son dernier rendez-vous avec l'Histoire. Il ne veut pas passer à côté de la consécration suprême, l'or olympique. Mais son année 2004 commence mal. Sa préparation est perturbée par des allergies respiratoires. Hicham, jusque-là intouchable en meeting, se fait maintenant régulièrement battre par ses adversaires. À quelques semaines des Jeux, il songe à tout abandonner. Avant de se raviser. Il s'aligne dans les séries du 1 500 mètres au milieu d'un scepticisme général. L'extraterrestre est redevenu humain. Fragile. Il ne cache d'ailleurs pas ses doutes, évoque la malédiction des champions qui ont survolé leur discipline, mais à qui l'or olympique s'est obstinément refusé : Jim Ryun ou Ron Clarke. Au moment ou il s'élance au départ de la finale du 1 500 mètres, le 24 août 2004, les 80 000 spectateurs du stade Spiridon-Louis et les centaines de millions de téléspectateurs qui assistent en direct à l'événement retiennent leur respiration. À 60 mètres de la ligne, el-Guerrouj, qui menait, est rattrapé par Bernard Lagat. Il s'accroche, résiste, accélère dans les vingt derniers mètres, et gagne de 12 centièmes. Les images qui suivent ont fait plusieurs fois le tour du monde. La joie, les larmes, les félicitations sincères de ses adversaires, à commencer par Lagat, grand seigneur dans la défaite. À ce moment, on comprend à quel point el-Guerrouj, par son obstination, sa persévérance, son orgueil, a forcé l'estime de tous, et à quel point sa consécration est morale. Ses défaites l'ont humanisé et grandi. Ses victoires, consécrations tardives de son pur talent, n'en sont que plus belles. Quatre jours après le 1 500 mètres, il s'adjuge le 5 000 mètres, en « contrôlant » avec une facilité déconcertante Kenenisa Bekele, la jeune star éthiopienne, qu'il défiera d'ailleurs une nouvelle fois aux Mondiaux de 2005, pour ce qui sera sans doute ses adieux à la compétition.


Malgré l'argent et les honneurs, les polémiques aussi - notamment celle concernant la ferme que lui a offerte le roi -, Hicham n'a jamais perdu de vue son objectif, et fait taire ses détracteurs. Qui, paradoxalement, sont plus nombreux au Maroc qu'ailleurs. El-Guerrouj, c'est vrai, est un « athlète d'État », pour reprendre l'heureuse formulation du journaliste Reda Allali (Tel Quel), et sa popularité n'égalera sans doute jamais celle de Saïd Aouita, le pionnier. Comblé par la monarchie, Hicham, protégé de Hassan II et ami de Mohammed VI, a bénéficié de toutes les attentions et de tous les privilèges.


Mais il a su rendre ce qu'on lui avait donné, en courant et en gagnant pour un pays auquel il est resté obstinément fidèle. Et dont il est devenu le plus bel ambassadeur. Ses victoires sont la récompense du système de formation et d'encadrement de l'athlétisme marocain. Aujourd'hui, on vient du monde entier à Ifrane voir où et comment s'entraîne el-Guerrouj. Enfin, et c'est peut-être là le plus important, le champion, magnifié par ses échecs, a gagné en humilité et en humanité. Hicham ne s'est jamais pris pour un autre. Spontané, authentique, il se montre tel qu'il est. Parle de lui, de sa famille, de son pays, de sa piété, avec ses mots, naïvement et sans tricher. Est démonstratif sans jamais manquer de respect à ses adversaires ou au public, son meilleur allié. Tout le contraire des arrogants sprinters US. Et c'est finalement cette simplicité non feinte qui le différencie des champions, qui, dans d'autres disciplines, sont arrivés comme lui à une parfaite maîtrise de leur art, mais n'ont jamais réussi à fendre l'armure ou à abolir la distance les séparant des mortels. Il est, avec l'Éthiopien Haïlé Gébrésélassié, autre Africain et autre roi du fond, la dernière star mondiale de l'athlétisme. Et l'un des derniers représentants d'une certaine idée du sport. Cela méritait bien hommage, pour refermer sur une note d'espoir cette année 2004, et chasser un peu de nos esprits les terribles images de la tragédie asiatique.

SAMY GHORBAL
Source : Jeune Afrique - L'Intelligent

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