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A Sciences-Po, «ça manquait de couleurs»

Accueillis depuis 2001, les élèves de ZEP confient leurs impressions, entre réussite et choc des cultures.

Pour parler d'eux, ils disent encore «on est ZEP», ou «on est CEP» (conventions éducation prioritaire). Cinq ans après la mise en place à Sciences-Po d'un dispositif de recrutement spécialement adapté aux élèves de lycées classés en ZEP, les élèves qui en ont bénéficié restent très liés. «On s'est mélangés aux autres, mais on se téléphone régulièrement, on se soutient, confient deux anciennes du lycée Jacques-Brel de La Courneuve (Seine-Saint-Denis), aujourd'hui en quatrième année. On se raconte nos difficultés, nos rencontres.» Les premiers diplômés issus des conventions ZEP sortiront en juin 2006.

Entre ceux qui fréquentent la rue Saint-Guillaume et leurs lycées d'origine, il reste aussi «un lien très fort», confie une professeure de lettres au lycée Guy-de-Maupassant, à Colombes (Hauts-de-Seine). Régulièrement, les anciens reviennent dans leurs établissements raconter à leurs cadets l'expérience qu'ils vivent à Sciences-Po. «Dans ma famille, personne n'a fait d'études supérieures. J'avais mis le cap sur le bac, j'avais du mal à me projeter plus loin. Sciences-Po, je n'y pensais même pas, confie Salima, 18 ans, entrée à l'IEP en septembre. Quand des anciens sont venus dans mon lycée, à Bondy (Seine-Saint-Denis, ndlr), on les a bombardés de questions. Ils avaient l'air bien intégrés là-bas, ils étaient à l'aise à l'oral, très au fait de l'actualité... Je me suis dit : pourquoi pas moi ? Pour croire que c'est possible, il nous faut des modèles.»

«Quelle mention ? Quelle prépa ?»

Fraîchement recrutés ou bientôt diplômés, ces élèves ont beaucoup à dire sur leur parcours. Sans doute parce qu'il n'était pas écrit à l'avance. Ils racontent le «choc culturel» de la première année, l'arrivée dans «un autre monde», leur «acharnement à réussir»... Perrine, Naouale et Ambreen, 21 ans, passeront le concours de l'Ecole nationale de la magistrature (ENM) l'an prochain. «C'est un concours: on a l'assurance d'être recrutées sur nos compétences», expliquent-elles. Comme s'il leur fallait toujours se prémunir contre les préjugés.

La création d'une dérogation au concours pour ces élèves venus des ZEP a suscité de nombreux tirs de barrage. «Même si on ne passe pas les mêmes épreuves que les autres, parce qu'on serait disqualifiés sur la culture générale, la sélection qu'on a vécue mérite aussi le nom de concours», soutient Inès, ancienne de Guy-de-Maupassant à Colombes, entrée cette année à Sciences-Po. Concrètement, les élèves des ZEP, repérés et encouragés par leurs profs, préparent pendant l'année de terminale un dossier sur un thème d'actualité. Pour l'oral d'admissibilité, ils le défendent devant un jury de leur lycée. Quelques semaines plus tard, ils sont questionnés par un second jury, mandaté par Sciences-Po, qui les admet ou pas.

Aujourd'hui, ce dispositif «n'est plus réellement contesté», témoignent les élèves. Mais des interrogations subsistent dans le regard des autres. «Quand les conversations s'engagent, c'est toujours: "Quel est ton prénom ? Quelle mention au bac ? Quelle prépa t'as faite ?" raconte Inès. Dès que tu sors du moule, tu es bizarroïde.» Salima : «Quand on voit le prix d'une prépa d'été ­ autour de 750 euros ­, ça fait réfléchir sur la question de l'égalité des chances...» Pour Naouale, en quatrième année, il existe une seule façon de faire taire les critiques : réussir. «Pour moi, il était hors de question que mon nom, un nom arabe, apparaisse sur la liste des redoublants.» Sa soeur cadette, 18 ans, vient elle aussi d'entrer à Sciences-Po.

Habituée à être quasiment la «seule Blanche de sa classe» de lycée à La Courneuve, Perrine ouvrait des yeux ronds en arrivant rue Saint-Guillaume, il y a trois ans : «Ça manquait de couleurs !» En entendant les étudiants se présenter, raconter leurs voyages à l'étranger, leurs passe-temps, Salima se demandait : «Qu'est-ce que je vais bien pouvoir raconter ? Mes valeurs à moi sont toutes simples...» Inès, en première année, est encore fascinée par cette règle du jeu qui veut qu'en cours les élèves «interrompent le prof pour étaler leur culture» : «Du coup, le prof digresse et je perds le fil.» Riles,18 ans, un des rares garçons passés par le dispositif, reconnaît : «Parfois, je ne comprends ni la question ni la réponse. Les gens ont l'art d'utiliser des grands mots pour dire des petites choses...»

Leurs aînés en rient : «Maintenant, nous aussi on sait frimer ! Mais en première année, faire toujours attention à ce qu'on dit, être en permanence dans le politiquement correct, respecter tous les codes, ça demandait beaucoup d'énergie.» Naouale : «On n'avait pas le même humour. Nous, on pouvait blaguer sur la banlieue, les Noirs et les Arabes, alors que les autres étaient super mal à l'aise...» Perrine : «Encore aujourd'hui, on n'a pas les mêmes sorties culturelles. Je regarde beaucoup la télé, mais c'est mal vu.» Naouale vit toujours à La Courneuve : «C'est un soulagement de rentrer tous les soirs. Saint-Germain-des-Prés, c'est trop homogène.» Aujourd'hui encore, elle a parfois l'impression que certains regards, dans les rues du Quartier latin, interrogent sa «présence ici».

«Vous visez trop haut...»

D'origine algérienne, Naouale, fille d'un chauffeur-livreur et d'une agent spécialisée en maternelle, sait qu'elle sera juge pour enfants. La justice l'a toujours attirée, son dossier d'actualité pour entrer à Sciences-Po traitait de la présomption d'innocence. Bien avant la création des conventions ZEP, elle s'était rendue dans le bureau d'un conseiller d'orientation. Elle se souvient de sa réponse, encore sidérée : «Vous visez trop haut, pensez plutôt à faire assistante sociale...» Ses profs lui ont soutenu, à l'inverse : «Accroche-toi à tes ambitions.» Ambreen, arrivée également de La Courneuve, mais d'origine pakistanaise, raconte : «Pour ceux qui voulaient pousser après le bac, on ne nous parlait que de la fac et des BTS. Lors des journées d'informations au lycée, il y avait les stands des universités et, juste à côté, l'armée et la gendarmerie. En gros, le choix c'était : "Soit tu vas à la fac, soit tu t'engages." Rien sur le reste...»

En première année, Riles «garde un oeil sur l'ENA». Il est l'aîné d'une fratrie de cinq, vit au Bourget, est allé en classe à La Courneuve. Son père tient deux restaurants dans Paris. Sans les encouragements d'un prof d'économie, Riles n'aurait jamais pensé à faire une grande école. Sa seule certitude, au lycée, était de continuer ses études à Paris. «Tous mes copains voulaient quitter le 93. Personne ne voulait aller en fac à Saint-Denis ou Villetaneuse.» Question d'étiquettes un peu trop collantes. «Ce diplôme de Sciences-Po, c'est une assurance.»

«Prêts à travailler le double, le triple»

Rahima, 18 ans, vit à Colombes chez son père, ouvrier à la retraite, comme ses trois soeurs aînées, qui ont toutes fait des études supérieures. Elle résume : «On n'a pas reçu la même éducation, on n'a pas le même passé que d'autres. Mais notre futur sera à leur hauteur.» Confortés par le discours encourageant de la direction de l'institut, la plupart sont persuadés qu'«un déficit de culture générale n'est pas une fatalité». Ils se disent prêts à travailler «le double, le triple s'il faut». Les parents d'Ambreen, pakistanais, ne parlent pas français. «Le décalage est rattrapable, mais c'est quand même très dur.» Elle ajoute : «Je vis des situations que d'autres ne connaîtront jamais. L'avantage, c'est qu'aujourd'hui je suis dans mon élément partout.»

Source: Libération

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