Menu

Le Maroc et les marocains: Je t'aime, moi non plus


Le talentueux Rachid Nini, chroniqueur pour Assabah et Al Jarida Al Oukhra, décortique le rapport amour-haine qui unit les Marocains à leur pays. Tendre et féroce.


Quand nous étions enfants, nous voyions la patrie dans ce drapeau aux bordures usées devant lequel nous devions chanter l'hymne national chaque matin, au milieu de la cour de récré. Adolescents, nous reconnaissions la patrie dans les yeux des filles. à l'âge d'homme, nous gagnait l'idée de la quitter pour mieux l'aimer, si bien que la plupart d'entre nous s'est égarée dans de lointains exils. Plus que de raison, la patrie fut sévère à notre égard, car en échange de notre amour, nous avons reçu des coups de poing devant les bureaux de travail et en face du Parlement.

Chacun aime le Maroc à sa manière. Certains l'aiment d'un
amour passionné et violent au point de l'injurier publiquement, allant même jusqu'à regretter d'y être né. D'autres l'aiment en secret, mais pour jouer aux contestataires de la première heure, ne le ménagent pas en public. Les Marocains qui sont en colère contre la partie sont légion et l'injurier est devenu un sport national.
La patrie ne fait pas peur parce qu'elle n'a pas de relations haut placées aux ministères. Elle est ce petit mur que tout le monde peut enjamber sans coup férir, un sujet que tout le monde peut aborder sans crainte d'être épinglé.

Depuis longtemps, le Marocain porte en lui ce sentiment désagréable d'avoir tout perdu, tel un joueur infortuné. En pariant sur un avenir meilleur, il a gagné de nouvelles crises ; en pariant sur le progrès, il a gagné des entraves ; en pariant sur la liberté, il a gagné des boulets qui l'empêchent d'avancer. Cette patrie que le peuple a tant aimée et pour laquelle il s'est sacrifié ne le lui a pas bien rendu. Elle a été si cruelle avec lui qu'il a commencé à croire que son existence est superflue. Le sentiment de chaque Marocain, aujourd'hui, est celui d'une perte sèche qui l'incite à aller voir ailleurs.
Longtemps, on a essayé de faire croire aux Marocains que le Maroc n'était pas leur patrie, qu'ils y sont non pas des citoyens mais des sujets dévoués, que leur premier et ultime devoir est de veiller au confort de leurs seigneurs. C'est alors qu'est née une génération en colère qui demande ce que cette patrie a fait pour elle, pour son avenir - et qui se demande en passant pourquoi elle se sacrifierait pour elle un jour. Le fait est que les enfants de cette génération ont vu comment leurs aînés se sont donnés en offrande pour la patrie et comment, à l'aube de l'indépendance, cette même patrie les a oubliés, préférant rendre hommage aux poltrons, aux conspirateurs et autres délateurs. Aujourd'hui, nos enfants voient comment la patrie remercie les prisonniers de guerre marocains qui viennent d'être libérés des geôles de l'ennemi. Un rire jaune et une accolade froide, voilà comment elle les a accueillis… et dire que ces héros ont sacrifié les plus belles années de leur vie sur l'autel de la patrie !

Ce sont ces détails qui font ou défont à tout jamais une patrie.
La patrie peut être transportable. Pour des milliers de Marocains, elle tient dans une théière, un tapis de prière ou une carte postale. Chaque fois qu'ils sont assiégés par la nostalgie, nos expatriés préparent un verre de thé, se prosternent sur le tapis, voyageant ainsi le temps d'une prière, ou époussettent la carte postale en luttant avec l'énergie du désespoir contre une larme longtemps retenue.

Nous aimons tous la patrie, mais nous l'aimons avec un cœur lourd de griefs. Pourquoi nous repousse-t-elle comme des pestiférés quand nous voulons la serrer fort dans nos bras ? Pourquoi ne nous reconnaît-elle pas comme ses enfants ? Serions-nous un peuple orphelin par vocation ?
Chacun entretient son propre fantasme sur la patrie. Chacun veut que la patrie soit clémente avec lui. Chacun lui demande sécurité, confort et dignité… D'aucuns l'aiment au point de se sacrifier pour elle, d'autres la détestent au point de lui faire les poches quand elle s'assoupit. C'est que, comme nous autres, la patrie pique un somme de temps à autre et comme nous autres, il lui arrive même de ronfler !
La patrie est un homme pacifique quoique déprimé. Il boit beaucoup de café, ne se rase pas tous les matins et ne se regarde pas dans la glace car des ronces métalliques lui poussent sur le visage. La patrie est une personne aimée d'un amour à sens unique, d'un amour malheureux. Mais comme dans les chansons, les benoîts et les benoîtes l'aiment libre. Tout ce qu'ils souhaitent c'est de se marier, se gaver et se reproduire en paix : un feuilleton mexicain ne ferait pas mieux.
Les soldats l'aiment assiégée jusqu'au dernier rempart pour qu'ils puissent prendre plus de liberté avec leurs fusils.
Les voleurs l'aiment fraîchement sortie de la guerre. Mieux, ils la préfèrent démolie, déchirée pour pouvoir en vendre les morceaux à des prix raisonnables.

Les pauvres qui dorment sur ses chaussées sont rarement en colère contre elle.
Les politiques lui jurent amour éternel dans leurs gazettes.
Les désespérés pensent qu'il faut la troquer contre une autre.
Les enfants croient que ce n'est guère qu'un hymne triste, entonné dans la cour de récréation, devant un drapeau usé. Ils ne comprennent pas pourquoi l'hymne est toujours accompagné d'un claquement de dents… probablement à cause du froid et de la faim.
Les jeunes la mettent en stand-by, occupés qu'ils sont de courir les filles.

Les filles la mettent aussi en stand-by, occupées qu'elles sont à débusquer la chance. Et la chance, soit dit en passant, est un homme certes, mais pas un Marocain.
Les militants la préfèrent mise à mal pour vociférer leurs slogans.
Les militantes ne s'en souviennent que le 8 mars de chaque année.
Les émigrants lui envoient des baisers passionnés et un peu d'argent de poche.
Les journalistes la prennent en photo dans des postures indécentes.
Les hommes d'honneur espèrent mourir pour elle.
Les anciens détenus sont déçus.
Les anciennes détenues ont eu des enfants, ont arrêté de fumer et sont devenues de bonnes citoyennes.
Les chanteurs l'épargnent pour les fêtes nationales.
Les indics en divulguent les secrets pour des raisons de sécurité.
Les poètes l'ont quittée pour Hassan Nejmi.
Les communistes ont renoué avec la foi et la prière pour la beauté de ses yeux.
Les lâches la préfèrent soumise car ils ont peur de se dévoiler leur couardise tremblante devant les autres.
Les chômeurs réclament sa tête.
Les ouvriers réclament ses poches.
Les conspirateurs se cachent derrière elle.
Les fonctionnaires s'en souviennent une fois par mois.
Les saoulards au vin triste la pleurent après minuit dans les bars mal famés. Ils la pleurent dans les bras de barmaids qui chantent le raï d'une voix rauque. Dans leur regard, se lit une vieille douleur mal cicatrisée.
Les cinéastes l'hypothèquent contre la prime de soutien. Quand elle tarde à venir, ils se mettent à caresser doucement leurs passeports étrangers.
Les ministres s'y alternent dans leurs cabinets cossus, fermés à double tour.
Les parlementaires la résument en une question qu'ils posent chaque mercredi sans attendre la réponse.
Les sportifs l'assimilent à une médaille qu'ils portent en collier. Ils versent une larme à sa gloire dès que l'hymne national est entonné.
Les généraux sont plus intéressés par les poissons de ses hautes mers.
Les intellectuels préfèrent en parler à leurs maîtresses avant de se coucher.
Quant à moi, je la prends avec deux sucres et demi, après le repas…
Je n'aime pas la patrie quand elle est amère.

Traduit par Houria Eslami
Source: Telquel

Emission spécial MRE
2m Radio + Yabiladi.com