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Contre le terrorisme, le sens de la justice

L'Occident doit changer radicalement sa vision du monde arabe et musulman.

Les actes terroristes qui ont frappé Charm el-Cheikh sont une immense humiliation pour la culture et l'hospitalité arabes. C'est une insulte ensanglantée pour le peuple égyptien et une catastrophe pour son économie, qui connaît de graves difficultés depuis longtemps. Ce n'est pas la première fois que l'Egypte, sa population et ses touristes sont pris pour cible par le terrorisme international. Cette fois, la terreur a renouvelé son message : détruire la vie des innocents qu'ils soient musulmans ou pas, déstabiliser une économie, désavouer son chef d'Etat qui se présente pour la cinquième fois à l'élection présidentielle et enfin susciter des haines entre communautés.

Que ce soit à Londres ou à Charm el-Cheikh, l'effet de ces bombes placées dans des voitures piégées ou dans le sac à dos de kamikazes sème le trouble et la panique dans le monde. On se dit : cet homme dont on ramasse les membres aurait pu être moi, aurait pu être mon fils ou mon frère. Cette femme qui hurle de douleur aurait pu être mon épouse ou ma soeur. Ce père italien qui ne retrouve plus son fils dans la chambre où il l'avait laissé quelques minutes avant les explosions, cet homme ravagé par la douleur aurait pu être n'importe quel homme parmi nous. Cette jeune rescapée du dancing a les yeux visités par le vent brûlant de la mort. Elle est toute une jeunesse en vacances.

Le terrorisme aime tuer des gens anonymes, parce que l'impact sur les vivants est plus fort. S'il s'attaquait par exemple à une caserne ou à un convoi militaire, le citoyen se dirait : il tue des gens dont le métier comporte ce risque. Là, il massacre sans distinction des passants, des vacanciers, tout en frappant les imaginations.

Chaque fois que le terrorisme se manifeste, on se pose la question: que faire pour que cela cesse ? En deux semaines il a frappé Londres puis l'Egypte. A présent à qui le tour? N'oublions pas que le lieutenant de Ben Laden, le médecin égyptien Ayman al-Zawahiri, est un des stratèges de cette guerre dont on ne voit pas la fin. Le 17 juin dernier, il a réclamé «le remplacement des dirigeants dans le monde arabe et musulman» nommant l'Egypte, l'Arabie Saoudite et le Pakistan. Il a appelé à «un combat au nom de Dieu» et a demandé aux Palestiniens de «ne pas renoncer au jihad en vue de libérer la Palestine».

Les discours de condamnation et d'indignation sont devenus des rituels sans effet. Les terroristes jouent sur la surprise et les symboles. Le fait qu'ils aient choisi le jour de la fête nationale égyptienne n'est pas un hasard. L'Egypte fêtait l'anniversaire de la République. Ce pays a fait la paix avec Israël. Des touristes israéliens se rendent souvent à Charm el-Cheikh. Cette fois-ci ce sont en majorité des Egyptiens qui sont morts. L'Egypte est punie. On cherche à ruiner ce pays, à le mettre à genoux et à affamer sa population, dans le but qu'elle se soulève et renverse le régime de Moubarak pour le remplacer par une République islamique. Ce rêve est un cauchemar pour tout le monde arabe. Parce qu'elle est proche de l'Occident, et aidée financièrement par l'Amérique du fait de la paix signée avec Israël, les islamistes la combattent. N'oublions pas que l'islamisme radical est né sur cette terre en 1928 avec la formation du mouvement des Frères musulmans. Si l'Egypte tombe, c'est tout le monde arabe qui sera secoué ; de même si l'Arabie Saoudite bascule, c'est tout le Golfe qui sera déstabilisé.

Tout en restant vigilant, il est temps pour l'Occident de remettre en question sa vision du monde arabe, s'engageant à ce que les blessures profondes de ces peuples soient réparées. Il y a trop de dossiers où les Arabes sont humiliés, où l'on ne tient pas compte de leur existence ni de leurs préoccupations, trop de compromissions avec des Etats ne respectant pas les droits de l'homme mais avec lesquels on commerce tranquillement.

C'est un bouleversement total et une révision radicale de la vision politique qu'a l'Occident du monde arabe et musulman qu'il faudra pour sortir de cet engrenage.

Régler de manière juste et durable le problème palestinien. Cela, l'Amérique le peut si elle en a vraiment la volonté. Mettre fin au chaos que cette même Amérique a créé en Irak. Ce sera difficile d'éviter une guerre civile plus ample que celle qui tue en moyenne 34 personnes par jour. Là, ce ne sont pas que des mots, ce sont des propositions concrètes qu'Européens et Américains devraient examiner. Pour cela nous avons besoin d'un grand homme d'Etat, un visionnaire, un homme exceptionnel, ayant l'intelligence supérieure du politique avec une approche des faits qui va loin, avec une intelligence du coeur et une passion pour la justice, un homme qui a plus que de l'intérêt stratégique pour ces pays meurtris, connaissant bien leur culture, leurs traditions, leurs besoins profonds dont ils ne parlent pas parce que ces peuples sont blessés. Cet homme, nous le rêvons, nous le désirons. Il n'existe pas. Ce n'est évidemment ni Bush ni Blair ni Sharon, ni Berlusconi ni Chirac. Peut-être le secrétaire général des Nations unies pourrait être cet homme providentiel, mais pour y arriver il faudra qu'il soit mandaté de manière forte et décisive, accepter d'entrer de nouveau dans un rapport de force avec l'Amérique, accepter de dire des vérités dures aux familles régnantes des pays du Golfe ainsi qu'à certains dirigeants arabes dont la légitimité est remise en question par leurs peuples. M. Kofi Annan est un homme de qualité, mais il ne pourra pas sortir de son rôle d'équilibriste. Cet homme est en fait une idée, un défi, une passion.

Tant que le terrorisme a recours au système diabolique du kamikaze, toute sorte de répression sera vouée à l'échec. On ne peut pas répondre à la violence par une autre violence. Sur ce terrain les démocraties sont perdantes. La lutte contre le terrorisme devrait embrasser divers domaines et utiliser non pas l'affrontement direct mais une politique plus subtile, plus intelligente et surtout sincère.

Le monde arabe a besoin de consolation dans le sens de justice. A partir du moment où l'on trouve des jeunes gens et des jeunes filles prêts à tuer le maximum d'innocents tout en se sacrifiant eux-mêmes, à partir du moment où l'instinct de vie est remplacé par celui de la mort donnée et subie, non seulement l'Occident est recalé dans cet affrontement, mais devrait se poser les vraies questions sur son passé et sur ce qu'il veut faire avec ces peuples dans l'avenir. Des valeurs ont été corrompues. La religion détournée. Le désespoir utilisé avec un cynisme basé sur le racisme, la haine et le besoin de vengeance. C'est parfois chez des enfants de l'immigration ­ qui sont des Européens ­ qu'on recrute des candidats à la mort.

Spinoza nous rappelle que «tout être tend à persévérer dans son être». Donnons-lui tort en faisant un effort douloureux sur nous-mêmes et changeons notre façon de voir pour changer l'homme et peut-être venir en aide de manière vraie, efficace et durable à des peuples qui souffrent, à des jeunes issus de l'immigration et qu'on a effacés du paysage. Seule la justice, l'application du droit et des résolutions des Nations unies (souvent ignorées), seule la volonté, non pas d'aimer ce monde qui souffre, mais au moins de le regarder, de le considérer dans son malheur et de respecter ses aspirations à vivre dans la dignité pourrait éteindre les brasiers du terrorisme.

Par Tahar BEN JELLOUN
Source: Libération

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