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Fouad Laroui :Les Pays-Bas brûlent-ils?

L’écrivain marocain, néerlandais de coeur et français de plume, s’alarme de la montée de l’intégrisme dans ce qui fut le paradis européen de l’intégration

Quand les Français m’interrogent sur le «drame néerlandais», je décèle parfois une nuance d’ironie satisfaite, une Schadenfreude gallicane: comme si l’effondrement du modèle pluriculturel batave prouvait a contrario la supériorité du centralisme français! Cocorico, les Pays-Bas brûlent! Les voilà punis, les fumeurs de haschisch, ceux qui tolèrent à peu près tout, les naïfs qui ont ouvert la porte aux imams radicaux! Il y aurait beaucoup à dire là-dessus. D’abord, les Pays-Bas ne brûlent pas. On ne lynche pas les musulmans dans la rue, et les armées des djihadistes n’ont pas envahi nos villes. Nous avons peut-être perdu les clés du paradis, mais ce paradis a eu au moins le mérite d’exister. Ici, les gens ont l’habitude de coopérer, de se tolérer, de ne pas s’excommunier les uns les autres. C’est cet esprit que chacun cherche à retrouver, y compris dans cette question de l’islam et des immigrés musulmans. Cela n’a rien de méprisable. Si le modèle a échoué, permettez-moi de porter le deuil du rêve.

Arrivé aux Pays-Bas en étranger, je suis devenu néerlandais, tout en restant ce que j’étais. Un Marocain ayant étudié en France, un scientifique cosmopolite devenu écrivain, qui s’est fondu dans une société curieuse de l’autre. On imagine mal la fluidité des élites néerlandaises, si différentes des nomenklaturas françaises… Au Parlement néerlandais siègent plusieurs députés d’origine turque ou marocaine, des immigrés de la première génération! Sans doute l’absence de chauvinisme dans ce pays explique-t-elle cette ouverture. L’immigré que je suis a été consulté un jour, avec d’autres intellectuels, sur l’avenir du grand musée national, le Rijksmuseum. J’ai suggéré de faire de ce musée et de ses chefs-d’œuvre un monument à la gloire des Pays-Bas, un lieu où l’on amènerait ces gamins turcs ou marocains, les Néerlandais de demain, pour les rendre fiers de leur nouveau pays. On m’a regardé comme si j’étais fou. Etre fier d’être néerlandais? Quelle étrange idée! Je la revendique pourtant. J’écris mes romans en français, mais mes poèmes sont en néerlandais. Mon premier ouvrage écrit directement dans la langue d’Erasme s’intitulait «Bienvenue à l’étranger», un hymne à Amsterdam. Je ne pourrais plus l’écrire aujourd’hui, malheureusement. La curiosité a fait place à la méfiance, à l’hostilité, au ressentiment. Mais ce qui est arrivé depuis ne retire rien au bonheur passé.


Le plus surprenant, c’est que je n’ai rien vu venir. Jusqu’au tournant des années 2000, je vivais dans le rêve néerlandais, comme toute la gentille élite amstellodamoise. Notre société bigarrée m’apparaissait comme le nec plus ultra de la modernité. Notre système de gouvernement fondé sur la coopération permanente de partis réunis en coalitions, concoctant en leur sanctuaire de La Haye de sages compromis, me semblait un heureux gage de sérénité. Evidemment, j’avais tort. Dans les Pays-Bas d’en bas, la situation était mauvaise. Aujourd’hui, cela paraît évident: la confrontation entre Néerlandais de souche et ces enfants d’immigrés, revendicatifs, grandes gueules, relevant la tête quand leurs parents cultivaient l’effacement; les affaires de délinquance, le sentiment des «beurs» des Pays-Bas d’être rejetés; le sentiment de dépossession de vieux Néerlandais dans le quartier de leur enfance. Ajoutez à cela l’influence d’un islam radical qui vient envoûter les plus énervés des sauvageons, ajoutez la bêtise véhiculée par internet, les prêches par satellite, les conférences des émissaires du wahhabisme… Vous connaissez tout cela en France, dans les «banlieues difficiles». Aux Pays-Bas, la géographie a envenimé la situation. Ce ne sont pas les banlieues qui sont en jeu, mais les centres-villes. Dans les quatre premières villes des Pays-Bas, Amsterdam, Rotterdam, La Haye et Utrecht, plus de la moitié des jeunes de moins de 15 ans sont d’origine «allochtone», comme on dit ici. Quand mes compatriotes marocains me disent «et alors?», je leur demande quelle serait leur réaction si on leur expliquait que Fès, Marrakech, Rabat et Meknès, les quatre villes impériales, étaient promises à devenir majoritairement non marocaines dans dix ans!

A ma grande surprise, l’homme qui a enterré notre consensus était un de mes anciens collègues de l’université d’Amsterdam: Pim Fortuyn. Paix à son âme, mais je dois dire que je le prenais pour un parfait raté. Snob, élitaire, inverti flamboyant, il n’avait rien à voir avec ce tribun du peuple qu’il est devenu. Fortuyn rêvait de faire de la politique. Il a trouvé une martingale gagnante. Il a expliqué aux Néerlandais que les hommes politiques les trompaient, que les chefs de parti, les «régents», qui se partagent le pouvoir à La Haye, se moquaient des intérêts du peuple. La preuve? Ces régents avaient laissé les immigrés musulmans et leurs imams rétrogrades coloniser nos villes! Le discours a pris. Fortuyn tapait sur les politiques, promettait l’interdiction de l’immigration musulmane, défendait le droit des femmes et des homosexuels contre la religion machiste des envahisseurs. Dans ce pays où l’idée nationale n’existait pratiquement pas, il inventait une forteresse néerlandaise, menacée par les immigrés. Fortuyn a été assassiné en 2002, au moment où il s’apprêtait à devenir Premier ministre. C’est alors que nous avons perdu notre innocence. Ce qui nous est arrivé depuis, la polémique montante sur l’islam, l’assassinat de Theo Van Gogh par un islamiste, la radicalisation du discours politique, n’est que la suite de cette tragédie.

Je continue à défendre la société et le peuple néerlandais. Il n’y avait pas de racisme dans ce pays ni de discrimination institutionnelle quand j’y suis arrivé il y a quinze ans. Mohamed B., l’assassin de Theo Van Gogh, était un jeune homme à qui les Pays-Bas avaient tout offert. C’est de son propre chef qu’il a choisi des maîtres fondamentalistes, puis est devenu djihadiste, puis assassin. C’est son choix. Et le choix d’un idiot paumé a changé ce peuple. Aujourd’hui, les Pays-Bas cherchent fièvreusement la solution. On entend des discours qui raviraient des oreilles françaises et républicaines. On veut nationaliser l’islam, contrôler la formation des imams, leur imposer la langue néerlandaise. J’approuve à 100%. Mais il faut aller plus loin. Et d’abord ne plus définir les gens par leurs origines ou leur religion supposée. Né au Maroc, amstellodamois, libéral, fou de Bach, je connais bien le Coran, mais un seul mot ne me définit pas!

Certains ici, dans les milieux conservateurs, s’arrangent bien d’une société compartimentée. Longtemps, les Pays-Bas se sont constitués en communautés: chaque individu était déterminé par son origine religieuse – catholique, protestante – ou son orientation philosophique – socialiste, libérale. Chacun grandissait à l’intérieur d’un «pilier» structuré. Les régents, les chefs politiques étaient d’abord les chefs des piliers. Les nostalgiques de ce système verraient bien les immigrés et leurs enfants s’organiser en un «pilier islamique» qui s’ajouterait aux autres. On recherche des régents musulmans, qu’on se le dise! Même le fondamentalisme pourrait être assimilé ainsi, pense-t-on. Après tout, il existe encore aux Pays-Bas des communautés dont le calvinisme est resté inchangé depuis le XVIIe siècle, pour qui Amsterdam est une ville sans Dieu, la prostituée de Babylone. Abandonner le charmant village de Katwijk à des fondamentalistes chrétiens désuets est une chose. Concéder le centre-ville de Rotterdam à des imams fulmineurs d’anathèmes contre l’Occident impie en est une autre, bien plus dangereuse. Et, au demeurant, le système des piliers n’existe plus. Depuis les années 1960, la société s’est émancipée, libéralisée et unifiée. L’enjeu principal est d’intégrer les jeunes Turcs ou Marocains à une société inclusive. Je crois qu’on n’échappera pas à une «républicanisation» à la française de ce pays. Je crois aussi, hélas, que tous nos efforts seront vains tant que la situation ne s’apaisera pas au Proche-Orient…

Mais nous ne sommes pas au bout de nos peines. Le poison de l’ignorance s’est répandu, avec une force terrifiante. Je suis venu à Paris en 1979, féru de science, affamé de savoir et de lectures. La même année, Khomeyni prenait le pouvoir en Iran. La révolution islamique commençait. Il est ironique de constater qu’elle m’a rattrapé dans mon paradis néerlandais. «Quand tu as le choix entre le Coran et la raison, choisis la raison», disait à peu près Averroès, qui était quand même le qadi de Cordoue. Quand je vois aujourd’hui ces jeunes gens, mes étudiants parfois, qui inventent à partir d’internet ou d’élucubrations de prêcheurs analphabètes un islam fascisant aux antipodes de l’Andalousie, je me sens très vieux. Très cultivé et très vieux.


Né au Maroc en 1958, ingénieur des Ponts et Chaussées (Paris, 1982), docteur en sciences économiques, Fouad Laroui vit actuellement à Amsterdam, où il enseigne les sciences de l’environnement. Il est l’auteur de nombreux livres (tous parus chez Julliard) dont «De quel amour blessé» et «le Maboul». Dernier ouvrage paru: «Tu n’as rien compris à Hassan II» (Julliard).


Source: Nouvel Obs

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