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Tariq Ramadan : islamiste ou citoyen ?

À l’occasion d’un livre à paraître prochainement, nous rouvrons le dossier Ramadan, qui est en réalité pour nous celui de la place d’une mouvance religieuse influente, au sein du mouvement altermondialiste. Après des ouvrages et des reportages à charge, qui défient parfois les règles de la déontologie, nous donnons la parole à l’intellectuel musulman, ainsi qu’à différentes personnalités, du président d’honneur d’Attac, Bernard Cassen, à l’islamologue Bruno Étienne, en passant par la sociologue Nacira Guénif-Souilamas et le chercheur Vincent Geisser.

Voici donc un nouveau livre sur Tariq Ramadan (1). Il s’agit d’une enquête menée par le journaliste Aziz Zemouri, suivie d’un long entretien de l’auteur avec l’islamologue genevois (2). Ce travail nous a paru intéressant parce qu’il est l’oeuvre d’un homme qui ne peut être suspecté de complaisance pour son sujet, mais qui cependant lui donne longuement la parole tout au long d’un dialogue offensif, et parfois même agressif. Aucune des questions « qui fâchent » n’est éludée : le statut de la femme, la laïcité, l’homosexualité, le communautarisme, le plaisir sexuel... Zemouri pose chaque fois les questions qui « se » posent, et Ramadan y répond avec la pertinence qu’il appartiendra à chaque lecteur de juger. Il n’y a là aucun scoop, ni aucun scandale, vrai ou mis en scène. La méthode rompt radicalement avec les brûlots destinés à flatter une opinion inquiète. La complexité est acceptée. La caricature et le soupçon diffus ­ celui auquel on ne peut même pas répondre ­ sont bannis. Autour de ce livre, ou à l’occasion de sa sortie, nous avons demandé de s’exprimer à plusieurs personnalités qui ne partagent pas ­ loin s’en faut ­ la même opinion sur Tariq Ramadan, sur son discours, son positionnement. Il ne s’agit pas tant pour nous d’un « débat », mais d’angles de vue, et d’éclairages personnels.

Pourquoi, et en quoi, le débat qui tourne autour de cet homme nous paraît-il central dans la société française d’aujourd’hui ? En premier lieu, parce qu’il y a en France l’une des plus importantes communautés musulmanes d’Europe. Il concerne l’identité et l’avenir de la société et du système politique français. Une identité qui sera de plus en plus composite. Non pas seulement par le métissage des couleurs de peau, ni la diversité des origines, mais par la pluralité des cultures et des religions. Mais une identité qui pose aussi la question de l’articulation de l’individuel et du collectif, de l’espace public et privé, des exclusions et discriminations que subissent les populations éternellement décrites comme « d’origine immigrée » ­ l’immigration post-coloniale. Or, la population musulmane, dans sa diversité, est au coeur de ces enjeux. Son extension récente est la cause première du rebondissement des débats sur une laïcité qui s’est construite sans elle. Et Tariq Ramadan est un des intellectuels musulmans qui a le plus travaillé avec d’autres croyants et des athées sur une laïcité susceptible de devenir un acquis pour les musulmans, comme de s’enrichir de leur apport. Ce n’est pourtant pas l’image de lui qui est véhiculée et que contredit la tribune de lui que nous publions ci-contre. Il y a donc aussi une « affaire Ramadan », qui relève de la cabale. Des journalistes, qui ont publié des enquêtes sur Ramadan, n’ont pas hésité à falsifier des décisions de justice, à tronquer, jusqu’à en inverser le sens, des témoignages qu’ils avaient eux-mêmes sollicités. À procéder par insinuations et amalgames jamais démontrés. Ainsi, l’accusation d’antisémitisme n’ayant pu se concrétiser par le moindre fondement ­ au point qu’aucun chapitre de l’ouvrage de Caroline Fourest censé « mettre à nu » les double langages du personnage ne reprend ce thème ­, on est passé à d’autres registres, ceux qui provoquent rejets et peurs dans une diabolisation d’ensemble de l’islam. Nous pensons pour notre part que tous les moyens ne sont pas bons pour contredire cet homme, ou occulter les questions qu’il nous pose. Des livres et des émissions de télévision ont récemment constitué de véritables « Guantanamo journalistiques » ­ comme ces lieux où certains considèrent que le droit n’a pas à entrer. Leurs auteurs ont dû penser que la fin justifiait les moyens, et que tous les coups sont permis, mêmes ceux qui sont les plus manifestement contraires aux principes d’une démocratie. Ils se trompent lourdement, au nom même de la cause qu’ils prétendent servir.

Malgré bien des défauts (notamment la répétition des questions qui produit un effet de harcèlement, et l’abus du « on dit que... »), le livre de Zemouri a une autre ambition. Il réinscrit cette histoire dans notre histoire politique, depuis l’échec de la Marche des Beurs, en 1980, et la transformation de SOS-Racisme en appendice du PS, et les désillusions qui en résultèrent. Il efface l’« effet martien » surgi de nulle part, qui trahit trop souvent l’ignorance de médias qui n’ont découvert Ramadan qu’à la veille du Forum social européen de 2003. Il réinscrit aussi la démarche de l’intellectuel musulman dans une longue tradition d’engagement social par la religion, depuis Le Sillon de Marc Sangnier au début du XXe siècle jusqu’aux théologiens de la libération, en Amérique latine, dont Ramadan se réclame. Il se garde de jouer sur les quiproquos autour de mots auxquels les musulmans donnent un autre sens, plus complexe, que celui, réducteur, qui sert à faire vendre du papier en spéculant sur la peur, et un contexte international empoisonné. Il accepte que Ramadan parle de là où il est, c’est-à-dire depuis sa culture, qui n’est pas celle des athées en rupture de christianisme ou de judaïsme que nous sommes dans notre majorité.

On y perçoit une pensée en mouvement et qui cherche certainement à se préciser, dans le dialogue, sur le double registre qui est le sien ­ citoyen et musulman ­ dans une démarche réformatrice. S’agit-il de ce que certains appellent le « double langage » ? Tel qu’il est, Ramadan parle avec des athées, et partage certains de leurs combats, altermondialistes notamment. Il cherche à établir des ponts. Ne serait-ce pas ce qu’on craint de lui ? L’erreur, selon nous, serait de croire que ce dialogue peut être évité. Et le pire serait de l’empêcher par la diabolisation ou de le mener de façon caricaturale en le transformant en « choc des cultures ». Comme s’il avait jamais existé « une » culture occidentale sans présence musulmane et « une » culture musulmane imperméable aux luttes et transformations de l’Occident.

Lire l’ensemble de notre dossier dans Politis n° 835


(1) Faut-il faire taire Tariq Ramadan ?, Aziz Zemouri, L’Archipel, 384 p., 19,95 euros. En librairie à partir du 26 janvier.

(2) L’auteur, Aziz Zemouri, a notamment travaillé au Nouvel Observateur et à France 2, avant de rejoindre le Figaro Magazine.

Denis Sieffert
Source: Politis

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