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France : Qui a peur des statistiques ethniques?

Le «dispositif de mesure de la diversité» annoncé par Yazid Sebag? Un gadget publicitaire politique qui n'a rien à voir avec la mise en place de statistiques ethniques fiables et objectives pour laquelle la démographe Michèle Tribalat milite depuis des années.

- Marianne2 : Yazid Sabeg souhaite mettre en place un « dispositif de mesure de la diversité ». Cela ressemble à la mise en place des statistiques ethniques que vous appelez de vos vœux depuis des années, non ?
- Michèle Tribalat* :
Non. La diversité ethnique, je vois ce ce que cela veut dire. Mais mesurer la diversité, cela signifie quoi, au juste ? Rien. En fait c'est l'habillage à la mode qui permet d'éviter certains mots. Chacun comprend qu’il s’agit essentiellement des noirs et des arabes. Même si, en fait, les catégories visées sont celles énoncées dans la loi sur les discriminations.

- Yazid Sabeg a expliqué qu’il exclurait de ces statistiques toute référence au lieu de naissance, à la nationalité des parents. Mais alors, comment va-t-il s’y prendre ?
- Je l’ignore. Ce que je vois, c’est qu’il réfute tout ce qui a un caractère objectif comme la filiation. Or la filiation, qui permet de distinguer les générations, est indispensable à la connaissance. Par ailleurs, Yazid Sabeg oublie que la statistique publique vient juste de commencer à intégrer des questions sur le pays de naissance des parents. C’est un pas que l’Insee a mis 15 ans à franchir. Et tout est remis en cause !

- Les questions sur le lieu de naissance des parents sont-elles suffisantes pour établir des statistiques fiables ?
- Non. Y ajouter la nationalité de naissance des parents non plus. Les enfants de rapatriés d’Algérie et d' immigrés algériens ont leurs parents qui sont nés Français en Algérie. Difficiles à distinguer par ces seules informations. Leur destin n'a rien à voir. Il faut les distinguer. Il faut donc ajouter au pays de naissance des parents, une information qui permette de le faire..

- Lesquelles ?
- Il faut faire des tests pour voir ce qui fonctionne le mieux. Pour l'instant, l'Insee est braqué sur la double information du pays et de la nationalité de naissance des parents. La prochaine grande enquête Famille de l’Insee de 2014 n'ira pas au-delà. C'est préjudiciable. Mais il ne faut pas pour autant revenir en arrière. Il faut faire un pas de plus. C'est tout.

- Yazid Sabeg envisage des statistiques « fondées sur l’autodéclaration ». Il s’agit pour lui de « demander aux personnes comment elles se définissent, ce qu’elles ressentent ». Cette méthode vous semble-t-elle fiable ?
- Le discours de Yazid Sabeg doit être clarifié. S’applique-t-il à la statistique publique en général ? Ou est-il seulement destiné à mettre en place des outils statistiques de lutte contre la discrimination ? S’il ne s’agit que de données déclaratives sur le sentiment d’être discriminé, on obtiendra seulement une statistique sur ceux qui se signalent comme victimes potentielles. Ce qui ne permettra pas d’avoir une vision globale de la situation.

- Quelle serait selon vous la meilleure façon d’obtenir un tableau fidèle de la discrimination au travail, en France ?
- Il faudrait s’inspirer des Etats-Unis (1), où l’on recueille une composition sommaire du personnel, sans avoir d'information nominative pour autant. Cette information pourrait être recueillie par déclaration des salariés sur un poste informatique dédié, protégé par le secret statistique dans les entreprises d'une certaine taille. La seule finalité de cette information serait d'établir une composition ethno-raciale du personnel des entreprises. Il n'est même pas nécessaire d'avoir une référence externe. Par exemple, si l’on constate qu’une société n’a que 2% de salariés d'une catégorie donnée alors que la moyenne, dans son secteur et son bassin d'emploi, est de 10%, on peut établir que cette entreprise a un problème. C'est une information à renvoyer aux entreprises afin qu'elle connaissent leur situation et s'interrogent sur leurs pratiques et les réforment si nécessaire.

- Certains détracteurs des statistiques ethniques estiment qu’elles risquent de mettre à jour des vérités pas forcément bonnes à dire. Que leur répondez-vous ?
- La statistique est nécessaire à la connaissance. Il faut faire des statistiques pour cela, et surtout pas pour un résultat attendu. Je ne suis pas d’accord avec ceux qui refusent les statistiques ethniques sur la population carcérale sous prétexte que la réalité qu’elles donneront à voir — à savoir qu’un grande partie des prisonniers sont d’origine étrangère — ne plaît pas. Tout d’abord parce qu’on n’a pas attendu la statistique pour l’écrire ici et là, avec des estimations à la louche totalement hasardeuses. Au moins, une vraie étude permet réduit la marge du fantasme.

- Certes, mais les conséquences peuvent être catastrophiques. Si par exemple demain une étude montrait que les Rmistes sont majoritairement d’origine étrangère, cela risquerait d’exacerber le racisme…
- Et alors ? Si c’est la réalité ? Je ne veux pas me préoccuper de l’utilisation que l’on peut faire des statistiques, ce n’est pas mon affaire. L’objet de la statistique, c’est connaître. Elle doit être au-dessus de la mêlée. Si on veut connaître les problèmes, il faut s’en donner les moyens. Si par exemple on devait s’apercevoir que beaucoup de Rmistes sont des jeunes d'origine étrangère, cela ne serait pas à mettre forcément sur le compte de leur mauvaise volonté mais sur leurs problèmes de formation. Et de les corriger. On a vraiment intérêt à savoir si on veut remédier.

- Vous déplorez toute la publicité faite autour de cette histoire de statistiques ethniques ?
- Oui car la statistique publique s'orientait dans cette direction, sans la relance permanente de ce débat dans des termes d'ailleurs toujours à peu près équivalents. S’il n’y avait pas eu, en septembre 2007, cet amendement rajouté à la va-vite dans la loi sur l’immigration, on y serait peut-être déjà. J’y vois pour ma part une manoeuvre de la Cnil, qui a voulu ainsi récupérer une partie du pouvoir dont l’avait privée la loi de 2004, qui levait tout obstacle au recueil par la statistique publique de données à caractère ethnique (1).


* Michèle Tribalat est démographe, directrice de recherche à à l’Institut national d’études démographiques (INED).

(1) Lire « La lutte contre les discriminations en France, l'apport de l'expérience américaine en matière d'emploi», par Michèle Tribalat, Futuribles, n°304, janvier 2005.

(2) Depuis la loi du 7 août 2004, l’accord exprès n’est plus exigé pour les enquêtes conduites par l’INSEE qui doit simplement obtenir l’avis favorable du CNIS (Conseil national de l’information statistique).

Source : Marianne2.fr

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