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Tribune libre : Monde arabe, l’urgence d’attendre

La colère et le ressentiment sont devenus aujourd’hui les principaux traits de caractère du comportement politique dans le monde arabe. C’est que déjà le blocage est total : l’immense majorité des Arabes et des musulmans ressentent intuitivement un profond antagonisme entre les valeurs démocratiques universelles et les règles musulmanes de contrôle social.

Ils semblent tétanisés par la peur que leurs sociétés ne soient bientôt la proie à des déchirements à cause de ce fossé. Le résultat est que, trop souvent, les appels à la démocratisation des sociétés arabes ne sont perçus que comme une ingérence étrangère, voire même des tentatives de dévoiement et de déstabilisation ourdies par quelque ennemi machiavélique et invisible.

Pourtant, même si les remises en cause ne manqueront pas de perturber les équilibres actuels, si peu stables par ailleurs et encore à coup de matraque, tous savent qu’il n’y a pas d’échappatoire à la nécessaire rénovation de la vie sociale et politique, et qu’il faut s’activer sans délai à jeter les bases d’un débat aussi clair que possible, et surtout centré sur les véritables enjeux.
Tous savent que les sociétés arabes ont un urgent besoin de renouveler les règles de vie – morales et pratiques – pour rattraper leur retard, et pour se conformer aux exigences de la vie moderne..

D’ailleurs même ceux qui s’accrochent au pouvoir en dehors de toute légitimité démocratique n’ont-ils pas intérêt à se hâter d’instaurer un état de droit. N’ont-ils intérêt à permettre à chaque sensibilité d’apporter sa contribution à l’organisation des sociétés, y compris le droit d’accéder démocratiquement aux commandes de leurs pays ?
Autrement combien de temps encore espèrent-ils museler leurs peuples, au risque d’ouvrir de grands boulevards au désespoir, à l’émigration sauvage et au terrorisme ?

Les islamistes eux-mêmes n’ont-ils pas tout à gagner à ne plus verrouiller l’espace public par leurs anathèmes, quitte à prendre leur distance avec une partie de leur électorat, mais avec, à terme, la garantie de pouvoir accéder démocratiquement aux commandes des Etats ? Et dans de meilleures conditions, c'est-à-dire sans que l’Occident ne se dresse contre eux, et surtout sans que cela ne fasse « fuir en Occident » des millions de femmes et d’hommes dont les compétences manquent déjà cruellement aux sociétés arabes ?

Mais c’est là que le bât blesse : aucun indice n’indique que les Arabes sont aujourd’hui en mesure d’ouvrir de nouvelles portes. Au contraire, c’est plutôt le découragement qui l’emporte face à des obstacles qui jonchent leur chemin et qu’ils jugent insurmontables.
Les principales contraintes sont liées à la place centrale qu’occupe la religion musulmane dans la vie sociale culturelle et politique. Nul débat n’échappe à ses fourches caudines. Car, soit l’on aborde les discussions de l’intérieur – les citoyens doivent d’abord se situer en tant que musulmans – et dans ce cas, même s’il est possible d’être quelque peu entendu, on bute très rapidement sur le principe d’inviolabilité du texte coranique sur de trop nombreux sujets. Soit l’on tente de passer outre et on s’enhardit à débattre hors des contraintes religieuses avec de bonnes chances de mettre le doigt sur les vrais problèmes, mais l’on risque d’être désigné à la vindicte populaire en tant que blasphémateur, apostat et bien sûr l’allié objectif de l’Occident ; ce qui est aujourd’hui largement suffisant pour amenuiser drastiquement la portée de n’importe quel discours.

D’autant que les nouvelles règles qui devront régir les sociétés arabes ne tirent, aux yeux de beaucoup de gens, leur raison d’être que de la civilisation occidentale, et n’ont, de ce fait, guère besoin d’une légitimation islamique. La notion même de liberté est ressentie comme la plus dangereuse des menaces. Beaucoup d’Arabes la réduisent à une sorte d’hypocrisie occidentale censée servir les intérêts du plus fort, c’est à dire des Occidentaux eux-mêmes. Et toutes ses déclinaisons : liberté d’opinion, liberté politique, liberté de la presse, élections libres et transparentes... ne sont perçues le plus souvent que comme des appâts pour introduire la zizanie dans les sociétés arabes.

Pire encore, la « maladie contagieuse » que semble porter la notion même de liberté se focalise sur la place de la femme dans la vie sociale. La plupart des Arabes déploient un véritable bouclier dès lors qu’il s’agit de liberté de la femme ou de liberté sexuelle, ou de tout ce qui se rapporte à la femme et à la sexualité. Et c’est sans doute sur ce plan que le drame se noue. Car, inévitablement, le temps viendra où devra être reconnu l’égalité totale en droit entre les hommes et les femmes. De profondes mutations secoueront alors les sociétés arabes le jour où sera définitivement enterrée la tutelle de l’homme sur la femme, l’inégalité devant l’héritage, l’inégalité devant le témoignage juridique, la pratique, certes résiduelle mais non moins honteuse, de la polygamie, etc. Et bien sûr cela ne se réalisera pas par un coup de baguette magique, ni par un consensus miraculeux, mais par des débats et des affrontements politiques et culturels dont l’issue hypothéquera la prospérité ou la marginalisation du monde arabe.

Et c’est à cause de toutes ces menaces et de ces bouleversements attendus que l’homme arabe craint que sa société ne soit la proie de futures guerres civiles. D’autant plus que le monde arabe ressemble de plus en plus à la banlieue pauvre et délaissée de l’Occident et de l’Europe en particulier ; et qu’aucun projet global ne semble l’inclure dans une dynamique de progrès face à une mondialisation si impitoyable avec les faibles et avec les pauvres.
Au contraire, les Arabes semblent être habités par la conviction que la construction européenne progresse à leurs dépens, et que les Européens fondent même leur processus d’unification et d’identification en bonne partie par opposition aux musulmans : le débat sur l’inscription de la dimension chrétienne dans le projet de constitution européenne et le refus de la candidature de la Turquie « musulmane » illustrent, à leurs yeux, l’irrédentisme occidental.

Cela se traduit par un penchant suicidaire mais non moins tonitruant envers le fondamentalisme musulman et même envers l’islamisme le plus radical. Et le vivier du pire est déjà si fécond : partout dans le monde arabe sévissent la misère l’arbitraire et la corruption. Et partout sur terre surgissent et s’éternisent des guerres impliquant trop souvent des Arabes et/ou des musulmans. Il suffit d’une soirée à regarder la chaîne de télévision arabe Al Jazeera pour s’en convaincre : l’information y est réduite à l’exposition de la violence extrême en boucle et le plus souvent sans recul. Le scénario est toujours le même : vingt quatre heures sur vingt quatre, des soldats « occidentaux », lourdement armés, pourchassent en bons méchants des musulmans, pauvres et désarmés, parfaits dans le rôle de victimes innocentes.
C’est ainsi que l’on peut mieux saisir certaines contradictions flagrantes. Telle celle qui consiste à voter pour les islamistes à chaque fois que les élections présentent quelque champ de liberté : il faut dire que les islamistes sont supposés être les seuls capables de résister aux supposées pressions occidentales. Comme pour tout verrouiller. Et c’est peut-être de cela qu’il s’agit en vérité : verrouiller ! Car le plus étonnant est que les revendications d’ordre matérielle ne pèsent guère dans ce choix : chacun sait qu’il n’y a nulle différence entre les options des partis religieux, fussent-ils modérés ou radicaux, et celles des formations politiques classiques. L’homme arabe n’escompte de son vote, au fond, aucune retombée sonnante et trébuchante ; pas même le secret espoir que soit mis fin à la corruption et à l’arbitraire.

Que faire alors ? Faut-il se résigner à attendre que l’Islam atteigne son 20è siècle (il en est à son 15è !) dans l’espoir d’une évolution lente, à l’instar de la chrétienté ? Et dans ce cas, faudra-t-il ranger les sociétés arabes dans une sorte de « réserve à l’indienne », et les livrer perpétuellement au despotisme au fanatisme à l’obscurantisme et à tant d’autres maux en isme ?
Ou alors, ne faut-il pas plutôt prendre le taureau par les cornes et appeler les femmes et les hommes arabes à s’indigner haut et fort devant cette lourde emprise religieuse et son immobilisme stérile ? Ne faut-il pas de toute urgence en appeler au débat citoyen sans condition « divine » sur les blocages cruciaux qui emprisonnent leurs sociétés ?

Mustapha Kharmoudi
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