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Décembre 1975, 45 000 familles marocaines étaient expulsées d’Algérie

Il est des moments de l’histoire qui restent vivaces malgré l’usure du temps dans la mémoire de ceux qui les ont vécus. On est en décembre 1975, quelques semaines après la Marche verte qui a mobilisé quelque 350 000 Marocains pour la libération du Sahara occidental du joug espagnol. Des hauts plateaux de l’Oriental, on pouvait apercevoir une file de camions algériens qui traversaient la frontière en direction d’Oujda. A bord, comme des prisonniers de guerre, des dizaines de milliers de personnes, hommes, femmes, enfants et bébés, la peur dans le ventre, l’air hagard, humiliés d’être chassés du jour au lendemain d’une terre sur laquelle ils ont toujours vécu, et qui ne savent plus où aller.

Les Marocains expulsés d’Algérie par le régime de Houari Boumediene, 45 000 familles selon les estimations, accueillis à bras ouvert par la population de la région, n’oublieront jamais ce moment de leur vie. L’historien Mustapha Bouaziz, natif de Figuig, qui avait assisté à cette scène à Tendrara, une localité située à la frontière, parle d’un véritable choc ressenti par toute la population de l’Oriental. «On ne comprenait pas comment l’Algérie pouvait traiter les ressortissants marocains de la sorte, alors que la population marocaine faisait tout pour aider le FLN dans sa lutte pour l’indépendance ? Les résistants algériens venaient se réfugier dans la région, on les appelait les «Mouhajirine». A l’école où j’étais, on interdisait strictement d’appeler ainsi leurs enfants pour éviter toute discrimination, ou c’était la falaqa. On nous enseignait que les Algériens étaient nos frères et que nous formions une seule et même population.»

Ce sont les couples mixtes qui ont payé le prix le plus fort
Un autre témoignage plus parlant. L’un de ces expulsés, 32 années après les faits, Hocine Bouasria, âgé de 16 ans à l’époque, est toujours marqué par cet épisode. «Ce crime sera à jamais une tache noire dans l’histoire de l’Algérie tant que justice n’est pas rendue. Je ne l’oublierai jamais. Je l’inculquerai à mes enfants. Il est temps que ceux qui l’ont commis rendent des comptes.» Hocine est né en 1959 à Oran, il vivait avec ses parents et ses trois frères et sœurs au quartier Cité Petit, dans une maison à eux, heureux d’y être, parmi leurs amis, leurs voisins, dans ce pays qu’ils aimaient car ils n’en connaissaient pas d’autre. Du jour au lendemain, les autorités algériennes les y ont arrachés, spoliés de leurs biens, et les ont conduits aux frontières comme des pestiférés. Ce jeune adolescent en 1975, qui livre ici son témoignage d’une voix étranglée par les larmes tant le souvenir le hante encore, a fait pourtant du chemin, malgré un début de vie difficile tel un «déporté» dans son pays. Après des études supérieures en hôtellerie et restauration en Belgique, il est actuellement directeur des restaurants d’une chaîne de grande distribution (voir témoignage). Il est en même temps le responsable à Casablanca de l’Association de défense des Marocains expulsés d’Algérie (ADMEA) créée à Nador en 2005, la première du genre à se mobiliser pour attirer l’opinion publique nationale (et internationale) sur ce drame humain dont personne n’osait parler. En mars de l’année dernière, l’ADMEA a envoyé une lettre au secrétaire général de l’ONU pour réclamer la création d’une Commission internationale d’enquête sur les expulsions de 1975 et 1976. Depuis, d’autres associations lui ont emboîté le pas, dont notamment l’«Association Insaf des Marocains expulsés d’Algérie» basée à Meknès, et une autre à Rabat nommée l’«Association des Marocains victimes d’expulsion abusive d’Algérie». Telles que recensées par Mohamed El Herouachi, président de l’ADMEA, quatre revendications constituent la trame commune de toutes ces associations qui cherchent désormais à fédérer leurs actions : l’ouverture des frontières devant les déportés qui ont laissé leurs familles en Algérie, la restitution des biens spoliés, l’indemnisation des familles des victimes de l’expulsion, et la reconnaissance publique par les plus hautes autorités de la République algérienne des faits.

Une lettre a été envoyée dans ce sens au Président algérien Abdelaziz Bouteflika, le 5 juillet 2007. En décembre dernier, à l’occasion du 32e anniversaire de l’expulsion, dernière action en date, ces trois associations décidèrent de déposer un recours, contre l’Etat algérien, auprès du Tribunal pénal international.

Il faut dire que le conflit entre l’Etat algérien et l’Etat marocain ne date pas de 1975, et c’est toujours les populations des deux pays installées dans l’un des deux Etats séparés par ces frontières de la honte qui en ont payé le prix. Déjà, lors de la guerre des frontières (appelée Guerre des sables) d’octobre 1963, des centaines de familles marocaines furent expulsées d’Algérie, laissant tous leurs biens derrière elles, et l’Etat marocain n’avait rien fait pour leur trouver des structures d’accueil dignes de ce nom.

Les expulsions les plus douloureuses, rappelle Mohamed Cherfaoui qui crée en 2007 une antenne de l’ADMEA en Europe, «ont été celles des familles mixtes qui ont été dépecées selon une règle aussi simpliste qu’ignoble : les enfants suivaient toujours le père. Lorsque ce dernier est marocain, il était expulsé avec les enfants considérés marocains au même titre que leur père. La mère restait en Algérie. Lorsque c’était la mère qui était marocaine, elle était expulsée seule. Car elle seule était étrangère.» Des familles ont été ainsi séparées, déchirées. Mais c’est le conflit de 1975 à propos du Sahara qui a entraîné le plus de drames parmi la communauté marocaine installée en Algérie.

Une véritable chasse à l’homme a eu lieu le 8 décembre, un jour de l’Aïd Al Adha, où des dizaines de milliers de familles marocaines furent expulsées de force. Les Marocains, note M. Cherfaoui dans un document envoyé à la presse, «étaient enlevés sur leurs lieux de travail, dans la rue, et même dans les lycées...La déportation a été aussi inhumaine que désordonnée. Des adolescents et adolescentes enlevés des collèges et lycées se sont trouvés déportés seuls dans la foulée sans leur parents restés en Algérie.» Après quelques mois passés au Maroc sous les tentes, des dizaines de centaines de personnes ont émigré en Europe.

M. Cherfaoui fait partie de ces «déportés» miraculés. Le 28 décembre 1975 il a été expulsé avec toute sa famille à Oujda. Il s’en rappellera toute sa vie. Il avait 19 ans et venait de décrocher son Bac et intégrer des études supérieures dans une école d’ingénieurs en Algérie.

Après six mois passés à Rabat, il décide d’aller en France pour y poursuivre ses études.
Avec son ami, M. Bouasria, il est l’un des rares «rescapés» à avoir réussi brillamment leur vie en dépit des malheurs qui s’étaient abattus sur eux. Aujourd’hui, M. Cherfaoui dirige à Compiègne, en France, un département d’ingénierie et de développement industriel dans une grande entreprise française. Il est parfaitement intégré, mais refuse malgré l’usure du tempsd’oublier son expulsion d’Algérie : il est le président de l’ADMEA d’Europe.

Les mesures de rétorsion du Maroc n’étaient pas de la même ampleur
Comment les autorités marocaines avaient-elles réagi à ces expulsions de 1975 ? Certes, un climat de peur et de suspicion avait régné au sein de la communauté algérienne qui vivait à l’époque au Maroc, mais elle n’avait pas subi le même affront infligé aux Marocains d’Algérie. Tout au plus, soulignent quelques témoignages, certains Algériens auraient été dans la foulée expropriés de leurs maisons et de leurs terres, ce qui est en soi injuste.

On peut reprocher au Roi Hassan II ses années de plomb et ses injustices à l’égard de ses opposants politiques de tous bords, rappelle l’historien M. Bouaziz, «mais l’histoire n’a pas retenu contre lui une réaction aussi abjecte à l’égard des ressortissants algériens du Maroc».

La réponse de l’Etat marocain était plutôt politique et médiatique. Le Roi Hassan II, ajoute-t-il, «avait joué aux grands seigneurs : non aux mesures de rétorsion contre l’Algérie voisine, oui à une solution pacifique. Le roi disait que ni le Maroc ni l’Algérie ne pouvaient gagner la guerre et qu’il fallait plutôt privilégier la paix. Il était conscient que les intérêts du Maroc ne militaient pas pour un affrontement direct entre les deux Etats» (voir entretien).

Il fait dire que la réaction injuste et musclée contre les Algériens installés au Maroc est venue deux décennies plus tard, au moment de l’attentat terroriste de l’hôtel Asni de Marrakech en 1994, où étaient impliqués des jeunes d’origine algérienne.

Là, effectivement, des milliers de ressortissants algériens installés au Maroc furent convoqués aux différents commissariats du Royaume, et la police leur a signifié clairement qu’ils devaient plier bagage et rentrer chez eux. Des centaines, dans ce climat de peur, sont partis de leur propre chef. D’autres, plus tenaces, avaient refusé l’injonction de la police.

Une Algérienne encore au Maroc raconte qu’elle avait éclaté en larmes le jour où elle a été convoquée au commissariat pour signer l’ordre de partir. «J’avais refusé. Où aller ? Dans une Algérie ensanglantée par le terrorisme ? Si ce n’était la compassion d’un commissaire de police qui avait sympathisé, compati à ma détresse, je serais partie».

Mais toutes ces mesures de rétorsion et d’expulsion contre les Algériens, même si elles étaient du même esprit, n’avaient pas revêtu la même ampleur que celles subies par les Marocains en 1975.

Jaouad M’didech
Source: La Vie Eco

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