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Les pratiques frauduleuses des cliniques privées marocaines

A l’heure où de plus en plus de personnes accèdent à la couverture médicale et où la capacité du système et la qualité des soins du système de santé publique laissent à désirer, le rush vers les cliniques privées s’accentue. Si le corps médical admet que ces dernières ont un plateau technique plus étoffé que celui des hôpitaux publics, il reconnaît aussi que, dans bien des cas, l’éthique laisse à désirer. Ce qui choque le plus souvent patients et médecins : surfacturation, garantie exigée avant toute admission, paiement au noir systématique même quand tout est pris en charge, surmédication, voire, plus grave, recours quasi systématique à certains actes chirurgicaux.

Première sur cette longue liste des pratiques illégales, la surfacturation. Nombreux sont en effet ceux qui, à la sortie d’une hospitalisation, même courte, ont été priés par leur clinique privée de régler une petite somme supplémentaire, en sus de la prise en charge de leur assurance et de la part dont ils doivent s’acquitter normalement. Rarement une explication raisonnable est avancée. «L’arnaque existe». Cet aveu est partagé par tous les professionnels interrogés par La Vie éco dans le cadre de cette enquête. Officiellement, les cas sont peu nombreux et les responsabilités partagées. Officieusement, «les cas déclarés ne sont que l’arbre qui cache la forêt», comme le souligne un urologue de la capitale sous couvert de l’anonymat. En avril dernier, un couple casablancais a été la victime de cette pratique. La femme s’est fait hospitaliser dans une clinique privée, qui a demandé une prise en charge de 27 000 DH. Somme que la CMIM (Caisse marocaine interprofessionnelle mutuelle) a refusée puisqu’il y avait un surplus de 12 000 DH, demandés par le médecin traitant. «Je n’avais pas d’autre choix que de payer la totalité des frais de cette hospitalisation. J’ai par la suite porté plainte devant le syndicat des médecins du secteur privé», souligne le mari. Convoqué et menacé de suspension de la convention liant médecins privés et CNIM, le directeur de la clinique a vite fait de signer un chèque de 12 000 DH au titre du remboursement du surplus facturé. Autre cas couramment vécu et même accepté tant il s’est banalisé, celui des sommes en liquide que l’on paie au chirugien. A. Z. en a fait l’expérience. «Par deux fois, j’ai dû hospitaliser mes enfants pour des opérations bénignes. Alors que la prise en charge était signée par l’assurance, à la sortie, j’ai dû verser quelque 1 500 DH en liquide au médecin. Raison invoquée : les barèmes des assurances sont trop bas».

De fait, l’on pourrait diviser les clients des cliniques privées en trois catégories. La première est couverte par des assurances privées dont les prix et les couvertures sont connus de tous les professionnels de la santé. La seconde catégorie bénéficie de l’Amo (assurance maladie obligatoire) alors que la troisième ne bénéficie d’aucune assurance maladie. «Les deux premières constituent les victimes idéales des abus des cliniques privées», explique un cadre de l’Agence nationale de l’assurance maladie (Anam). Un responsable d’une assurance privée va plus loin dans l’explication. «L’assuré demande la prise en charge de son assurance, et l’obtient dans la majorité des cas. Même si l’assuré connaît d’avance le montant à payer, qui correspond en général à la différence dont il doit s’acquitter légalement, la clinique s’arrange pour opérer un dépassement de facturation, généralement expliqué par des “services supplémentaires”».

En matière de surfacturation, certaines cliniques font également leur beurre grâce aux hospitalisations écourtées. Par exemple, pour un séjour d’une journée, elles en mentionnent souvent deux sur le devis. Ce qui permet de faire des économies sur les charges d’exploitation liées à l’occupation d’un lit. Enfin, dans la liste des abus, ceux concernant les médicaments facturés et non consommés sont légion. Le plus souvent, lesdits médicaments sont intégrés dans le devis de base qui sert à la demande de prise en charge, mais, dans bien des cas, ils ne sont pas administrés. Soit parce que le médecin a jugé leur prise finalement inopportune, soit parce qu’il s’agit de petits consommables sur lesquels le patient n’a aucun contrôle. Ahmed S., victime de la mésaventure, raconte : «Ma femme avait été hospitalisée dans une clinique de Rabat. A la sortie, j’ai découvert que la facture comportait l’injection d’un antibiotique par voie intraveineuse, ce qui n’a pas été le cas. Je me suis alors adressé à la direction de la clinique qui a commencé par nier, puis, devant mon insistance, a rétorqué que, de toutes les manières, l’assurance prenait en charge le traitement».

Le chèque de garantie, une pratique courante même si elle est totalement illégale
Evidemment, si ce n’est pas le patient, c’est l’assurance qui trinque. Du côté des cliniques privées, on préfère partager la responsabilité avec les assurances, mutuelles et organismes gestionnaires de l’Amo. Le cas de cette patiente en est la preuve. Cette Casablancaise s’est dirigée vers une clinique privée qui a pignon sur rue pour une opération chirurgicale. La prise en charge demandée par cette première clinique était de 19 000 DH, plus un complément non facturé de 4 000 DH mais qui devait être payé. Cette demande a évidemment été refusée par la Cnops, ce qui a obligé la patiente à se diriger vers une autre clinique. Le second médecin lui a finalement facturé l’opération à 9 000 DH, dont 90 % pris en charge par la Cnops. Suite à une plainte de la patiente, la caisse a mené sa propre enquête et pris des mesures contre l’un de ses fonctionnaires qui a l’habitude de donner des avis favorables à des dossiers médicaux aux factures gonflées contre une ristourne négociée avec la clinique.

Les médecins disent ne pas jouer avec la qualité des soins
Un autre abus largement commis par les cliniques privées : l’obligation de déposer un chèque de garantie. Les cliniques la justifient en tant de garantie en attendant que la prise en charge arrive. Pire, elles gardent parfois le chèque pour être sûres de se faire rembourser le différentiel entre le montant de la prise en charge et les frais facturés. «L’accord d’une prise en charge est un engagement légal et ne peut être mis en doute», explique un assureur. «Et pourtant, aucun malade ne peut être accepté dans une clinique et aucun remède ne peut être administré si sa famille ne dépose pas un chèque de garantie», déplore un médecin qui a préféré garder l’anonymat. L’expérience de ce jeune cadre r’bati est éloquente. Une de ses jeunes sœurs, prise de malaise soudain, a dû être transportée d’urgence dans une clinique privée. Sur place, aucun médecin n’a voulu l’ausculter tant que la famille n’aurait pas signé le fameux chèque de garantie. «Je n’étais pas sur place et l’on a dû attendre que je vienne pour que ma sœur puisse enfin accéder aux soins. Elle a ainsi attendu deux heures avant d’être prise en charge», explique-t-il. Au total, une nuit en chambre individuelle et les services d’un cardiologue, il est vrai déplacé à minuit, ont été facturés à 8 000 DH.

L’on se rappelle aussi la fameuse affaire, très médiatisée, de ce juge pris d’un malaise cardiaque et qui a rendu l’âme dans une clinique r’batie faute d’avoir pu accéder aux soins, n’ayant pas de chèque de garantie à donner.

Certaines cliniques vont encore plus loin.«Des médecins jouent avec la santé de leurs patients en usant à la légère de leurs scalpels», avoue un praticien, ajoutant qu’il s’agit là d’un sujet très sensible parmi ses confrères. Quatre cas arrivent en tête des actes médicaux qui posent problème. Il s’agit des césariennes, amygdalectomies, cataractes et circoncisions. «Le taux de césariennes au Maroc est parmi le plus élevé au monde. Quelle en est la raison ? Tout simplement un recours de plus en plus systématique des gynécologues obstétriciens à cet acte chirurgical, même s’il n’y a pas de nécessité thérapeutique», explique le responsable d’une clinique généraliste. Les praticiens que nous avons interrogés ont préféré ne pas se prononcer sur ce point. L’un d’eux a pourtant déclaré : «Il est quasi impossible de décider a posteriori si un acte chirurgical est nécessaire ou pas. C’est le médecin qui prend la décision et qui en assume la pleine responsabilité. Faire une césarienne, c’est anesthésier sa patiente, ce qui comporte de nombreux risques. Et de plus en plus souvent, ce sont les patientes qui demandent à accoucher par césarienne pour des raisons esthétiques».

De l’avis de Farouk Iraqi, président de l’Association nationale des cliniques privées (ANCP), «la qualité des prestations des médecins est intacte». On comprend par là qu’il n’y a pas entorse à la déontologie. En revanche, il souligne que «la convention nationale signée entre l’Anam, les organismes gestionnaires et les professionnels est critiquée par la plupart des praticiens puisque la tarification ne répond pas aux exigences de ces spécialités». Le Dr Iraqi donne l’exemple de la césarienne qui est remboursée sur une base de 6 500 DH et coûte en fait 8 000 DH. La cataracte, quant à elle, est remboursée à hauteur de 4 500 DH alors qu’elle est facturée à hauteur de 11 400 DH en moyenne. «Ces exemples montrent bien que cette grille de tarification est à reconsidérer», précise le président de l’ANPC. Une manière de justifier les gonflements de frais et les paiements au noir ? L’Anam rejette catégoriquement cet argument. «Si nous avons abaissé la base de remboursement de ces actes, c’est que nous nous sommes rendu compte qu’ils sont trop fréquents dans nos cliniques privées. C’est une manière de les pousser à rationaliser leur utilisation», répond ce cadre de l’agence. Du côté de la Cnops, une commission de travail a été constituée avec l’agence «pour revaloriser certains actes qui ont été sous-tarifiés, comme la cataracte, la césarienne, la circoncision et certains actes en cardiologie», comme le signale son directeur général, Abdelaziz Adnane (voir entretien ci-contre).

Cumul d’emplois entre le public et le privé
Autre élément qui complique la situation : dans bien des cas, le médecin traitant n’est pas autorisé à pratiquer dans le privé. Le personnel aussi bien médical que paramédical qui travaille dans le secteur privé exerce souvent un emploi dans le public. «C’est un secret de Polichinelle. La quasi-totalité des professeurs de médecine et des médecins militaires pratiquent dans des cliniques privées», explique ce médecin. De quel recours disposent ceux qui exercent exclusivement dans le privé contre cette concurrence déloyale ? Le contrôle de la pratique de la médecine au Maroc relève des prérogatives de l’Ordre des médecins. «Or, aucun médecin n’a jamais été sanctionné pour pratique illégale de la médecine dans le privé», précise ce professeur de médecine, membre du Conseil de l’ordre. Dernièrement, un éminent neurochirurgien de Rabat, colonel de son état, a été pris la main dans le sac. Il exerçait dans une clinique privée casablancaise. La plainte déposée auprès du Conseil de l’ordre était complète : ordonnances signées par le praticien avec en-tête de la clinique. En fin de compte, l’instance ordinale n’a pris aucune mesure, essayant même de justifier la conduite du médecin : il aurait, selon un document officiel de l’ordre, délivré «un avis médical nécessité par la gravité de l’infection aiguë» dont il était question. Cette situation encourage donc de plus en plus de médecins publics à travailler au noir dans des cliniques privées. Sur une simple intervention chirurgicale (petite chirurgie viscérale, calculs biliaires, appendicite, ...), facturée entre 5 000 et 7 000 DH, le chirurgien touche des honoraires de 2 000 DH. «Ce sont des opérations qui durent au maximum une heure. On peut en faire trois ou quatre par matinée. A vous de faire le calcul», précise ce chirurgien.

Cette fièvre du travail au noir touche également le personnel paramédical. Il s’agit en particulier des techniciens spécialisés tels que les infirmiers anesthésistes, les sages-femmes, les techniciens de radiologie. Ce problème de double emploi clandestin est dû à l’absence de cadres spécialisés dans le privé car la formation de cette catégorie professionnelle relève du ministère de la santé, qui n’a tenu compte que de ses besoins propres.

Les cliniques sont des associations de personnes qui n’ont pas le droit de faire du profit
Enfin, toutes ces pratiques ne peuvent cacher un état de fait. Ce ne sont pas les cliniques en tant qu’entité qui profitent de la situation. Selon le Dr Ali Douiri, directeur de clinique à Casablanca, il existe un flou juridique. «Les deux textes de loi régissant le secteur, celui de 1984 et de 1994, n’accordent pas aux cliniques le statut de société, SA, SARL ou autre. Une clinique est considérée comme une association de personnes, médecins obligatoirement, qui n’est pas à but lucratif. Les médecins n’ont par ailleurs pas droit aux profits mais à des honoraires», explique le Dr Douiri. Farouk Iraqi abonde dans ce sens. Les cas de cliniques qui font faillite sont nombreux. La majorité de ces institutions privées tournent entre 15 et 20% de leur capacité de travail. «Les meilleures cliniques de Rabat et de Casablanca ne dépassent pas 50% de taux d’occupation», explique ce directeur de clinique qui avoue avoir du mal à payer ces traites à la banque. «Cette situation influe négativement sur la rentabilité de ces entreprises à caractère particulier. Force est de reconnaître que certaines unités sont fortement endettées et même insolvables. En plus de cela, le secteur est soumis à une fiscalité particulière». L’année dernière, une clinique casablancaise a payé plus d’impôts et de taxes à l’Etat qu’un palace 5 étoiles de la métropole, se plaisent à faire remarquer plusieurs professionnels. «Et c’est ce qui renchérit le coût des interventions chirurgicales», souligne ce professionnel. Mais est-ce une raison pour que le patient soit la principale victime de cette situation ?

Entre abus et justifications, il est judicieux de se poser des questions sur le contrôle de ce secteur. Et aussi bizarre que cela puisse paraître, ce n’est pas le ministère de la santé qui l’assure, mais le Secrétariat général du gouvernement avec l’Ordre national des médecins. «Le contrôle est strict», confie une source au sein de l’instance ordinale. Et d’ajouter : «Des cliniques ont même été fermées pour des périodes plus ou moins longues. Mais il faudrait d’abord que l’ordre soit saisi. Dans la plupart des cas, les patients ne sont même pas conscients de leurs droits» . Pour ce qui est du ministère de la santé, contacté par La Vie éco, il n’a pas voulu se prononcer dans ce dossier, ne s’estimant pas «concerné par le problème», comme nous l’a déclaré le ministre Mohamed Cheikh Biadillah. Ce dernier nous a demandé de puiser l’information du département juridique de son ministère, comme si la question de la santé privée au Maroc était uniquement une affaire de litiges aux yeux du ministère de tutelle. En attendant, les cas de négociations sur des montants d’honoraires que l’on revoit à la baisse sous réserve d’être payé au noir (voir témoignages) et de ne pas avoir à délivrer de facture sont légion. Mieux vaut dans ce cas ne pas avoir de complications post-opératoires...

Fadoua Ghannam
Source: La Vie Eco

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