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Les veuves des pêcheurs marocains

Dans ce village de pêcheurs, les hommes affrontent quotidiennement l'un des estuaires les plus dangereux du pays. Beaucoup y laissent leur vie. Les veuves, généralement analphabètes, pauvres et sans revenus, se battent pour survivre.

“Douar Lahouna” ou, littéralement, “ils nous ont jetés” ! Coincé entre le fleuve Sebou et la forêt, à quelques encablures de l'océan Atlantique, ce village de pêcheurs, situé à une quinzaine de kilomètres de Kénitra, ressemble à tous les villages pauvres du Maroc. Habitat anarchique, jeunesse désoeuvrée et élus souvent aux abonnés absents.

Le village est également surnommé “Douar El Hejjalate”, littéralement le “douar des veuves”. Pour une raison très simple : chaque année, périodiquement, des pêcheurs partent en mer, sans jamais en revenir ! La grande bleue ne faisant pas de distinction, jeunes ou vieux, le quota des morts dans la communauté des pêcheurs varie plutôt selon la durée et la violence des tempêtes. Le dernier décompte macabre, il y a juste quelques semaines, s'est soldé par trois morts. Et dans les rues du hameau, les veuves de ces pêcheurs sont bien “différenciées”, reconnaissables à leur accoutrement. Car ici, on ne badine pas avec la tradition : lorsqu'une femme perd son époux, elle se met en blanc de pied en cap, des chaussettes au foulard, en passant par la jellaba, durant exactement quatre mois et dix jours. “Ne cherchez surtout pas à l'aborder. Le blanc qu'elle porte est justement une garantie que les hommes étrangers à sa famille lui doivent respect pendant la période de la 'idda'”, rappelle l'imam du patelin.

S.O.S météo
Pour ce jeune gérant de téléboutique, qui semble être l'unique diplômé du village, le spectacle de ces femmes habillées en blanc fait désormais partie du décor local : “C'est vrai qu'il y a un peu moins de morts qu'avant, en raison notamment d'une évolution des mentalités et parce qu'il y a de plus en plus de jeunes qui font confiance aux bulletins météo, précise-t-il. Mais il arrive sou vent que des pêcheurs soient obligés de braver l'océan au péril de leur vie. Sinon, comment pourraient-ils survivre ?”. Même son de cloche auprès de Lahbib, pêcheur depuis une vingtaine d'années : “Hormis la mer, nous n'avons pas de ressources. Et même si la pêche ne rapporte plus comme avant, le choix est simple : risquer notre vie pour traquer le poisson ou crever de faim”, enrage-t-il.

En effet, entre les crédits à rembourser, les frais d'entretien des barques et l'achat d'articles de pêche, les hommes ont bien du mal à joindre les deux bouts. “Avec la pêche, je ne gagne que 60 DH par jour. Allez entretenir une famille de six personnes avec ça”, se plaint-il.

Habituellement, la journée d'un pêcheur commence à 4 heures du matin. C'est un moment où il est difficile de savoir exactement comment évoluera la houle. Après avoir déposé une bougie dans le mausolée de Sid Lghazi, le saint du village, les pêcheurs dévalent la pente qui mène au Sebou. Mais le moment crucial reste la traversée de l'embouchure du Sebou. À l'évocation de l'estuaire, le visage de Lahbib se crispe : “Même quand il fait beau, la traversée de ce passage n'est jamais facile : c'est là où il y a le plus de risques que la barque chavire”. Et des barques qui chavirent, ce n'est pas rare.

“Personne ne peut vous donner des statistiques exactes. Mais il est de notoriété publique que le métier de pêcheur est très dangereux pour la population de ces douars”, rappelle Abdelaziz Rebbah, élu local à Kénitra et secrétaire général de la jeunesse du PJD.

Et lorsque le pêcheur est pris par la mer, sa veuve se retrouve souvent seule pour assumer l'entretien de la famille. Difficile quand on sait que le défunt, souvent, était un simple employé chez un raïss, qui empochait jusqu'à 80 % des prises. De plus, si le propriétaire d'une barque meurt, les tracasseries administratives pour renouveler le permis de pêche et la licence sont telles qu'il est pratiquement impossible pour la veuve de louer la barque laissée en héritage.

Un emploi journalier
Maâti avait perdu un frère dans un accident en mer. En plus de ses quatre enfants, sa belle-sœur doit aussi subvenir aux besoins de sa mère. “En 2002, après la mort de mon frère, elle a bien essayé de tenir le coup, chacun de nous lui donnait un petit quelque chose pour survivre. Mais comme mon métier de tapissier ne rapporte pas beaucoup, j'avoue que j'ai moi-même vite arrêté de l'aider. Elle a fini par quitter le village pour rejoindre le douar de sa mère, du côté de Moulay Bousselham”. Si la belle-sœur de Maâti a choisi de s'exiler pour des cieux plus cléments, d'autres veuves du village n'ont pas eu la chance d'avoir une famille pour les entretenir. Alors, on les voit sortir chaque matin pour faire le pied de grue devant les rares unités de pêche de Mehdia pour un emploi journalier. Mais concurrencées par des jeunes filles plus dures à la tâche, elles ont bien peu de chances d'être embauchées. “De plus, à part quelques unités modernes qui emploient des ouvrières à plein temps, avec des salaires convenables, les autres patrons sont de véritables négriers, qui les font trimer pour quelques dizaines de dirhams dans des conditions inhumaines”, rappelle le jeune gérant de téléboutique.

Les conséquences, pour les veuves et leurs enfants, sont pour le moins désastreuses. La déscolarisation des plus jeunes devient la règle. Et pour les jeunes filles, la situation peut être pire encore... “J'en connais qui fuguent pour quelques jours et reviennent voir leurs mères, les mains chargées de cadeaux. Elles disent travailler, mais personne n'est dupe. En réalité elles font le trottoir”, commente un jeune sirotant un thé au café “Charghoua”, devenu le rendez-vous privilégié de la jeunesse désoeuvrée du village.



Statut. Discrimination par le veuvage
Selon les derniers chiffres de la direction de la statistique auprès de la primature, portant sur le taux de pauvreté selon le sexe et l'état matrimonial, le taux de pauvreté des femmes veuves est deux fois plus élevé que celui des hommes de même condition. Le statut des veuves n'a pas évolué malgré les avancées de la Moudawana. Pour Malika El Fad, présidente de l'association Mouassat, qui regroupe près d'un millier de veuves, “tout est encore à faire. Mais la question du statut juridique de la veuve ne semble pas être une priorité pour les décideurs”. “Nous tentons de parer au plus urgent : comment sortir de la misère absolue des veuves qui ont été pratiquement jetées à la rue après la mort de leur époux”, poursuit la militante. L'association vient de boucler une étude sur la situation économique et sociale d'un millier de veuves. Le constat est sans appel : la perte de l'époux équivaut à une véritable condamnation à la pauvreté pour les femmes. L'expertise a dégagé trois types de veuves : une petite minorité, celles des femmes dont l'époux était relativement aisé et qui viennent à l'association surtout à la recherche d'un soutien psychologique, celles qui sont âgées et qui sont prises en charge matériellement par leurs enfants, et enfin la grande majorité, celle des veuves qui vivent dans une précarité qui se situe bien en-deçà du seuil de pauvreté. Des veuves généralement analphabètes, pauvres et ne disposant d'aucune source de revenu. Aux discriminations économiques et sociales traditionnelles que les femmes connaissent habituellement, s'ajoute alors une autre : la discrimination par le veuvage.

Abdellatif El Azizi
Source: TelQuel

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