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Que fait le Maroc pour ses 2,5 millions de vieux ?

«Les vieux ne parlent plus, ou alors seulement parfois du bout des yeux. Même riches, ils sont pauvres, ils n’ont plus d’illusions et n’ont qu’un cœur pour deux», chantait Jacques Brel. Quelle place notre société réserve-t-elle à ses vieux, plus pauvres que riches, en ce début du XXIe siècle ? Il faut dire que la vieillesse au Maroc se résume à une image : des personnes des troisième et quatrième âges traînant leur corps comme un fardeau lourd à supporter et dont la seule planche de salut est la solidarité familiale qui résiste encore tant bien que mal aux assauts de la modernisation effrénée de la société.

Certes, nos vieux sont de plus en plus indépendants, financièrement parlant, et, dans la plupart des cas, une vie de labeur leur a permis d’avoir un toit propre. Mieux, développement aidant, nombre d’entre eux sont en bonne santé et loin d’avoir épuisé toutes leurs ressources : certains jouissent d’une mémoire infaillible et d’un sens de l’humour qui n’a pas pris une ride. C’est le cas de Haj Abdelkader : il ne croule pas sous le poids de l’âge en dépit de ses 75 ans. Retraité depuis 15 ans, avec une pension d’à peine 1 500 DH, il ne serait jamais arrivé à joindre les deux bouts sans le soutien financier de ses nombreux enfants. Si le visage de ce «grand vieux» est ridé par les années, son corps reste vigoureux, malgré les premiers signes d’arthrose et d’affaiblissement. Il continue même de conduire sa voiture et de pratiquer quotidiennement une heure de marche. Son secret ? «Ce n’est pas la vieillesse qui tue mon garçon, mais le sentiment de ne plus servir à rien en ce bas monde, et de se laisser ronger par l’oisiveté et par les maladies. Mon seul souhait est de mourir debout». Son épouse, Zineb, plus jeune que lui de cinq ans, est de la même trempe : elle mijote encore ses plats favoris et pétrit son pain. Voilà un couple de vieux qui demeure, malgré l’âge, autonome et actif. Une exception mais qui ne confirme pas la règle.

La règle ? Elle est connue : de plus en plus de vieux et qui vivent plus longtemps dans une société où les pensions de retraite, quant elles existent, sont insufisantes pour subvenir aux besoins, alors que la cellule familiale, au sens large du terme, a tendance à disparaître. D’où la question : que fait le Maroc pour ses vieux ?

24 % de la population seront âgés de 60 ans et plus en 2050
Ce n’est un secret pour personne que la population marocaine est en train de veillir. L’espérance de vie a connu ces quarante dernières années une augmentation exponentielle puisqu’elle est passée d’une moyenne de 47 ans en 1962 à 71 ans en 2006. Selon le dernier recensement effectué en 2004, 8,1 % de la population officielle du Maroc sont âgés de 60 ans ou plus alors qu’ils n’étaient que 7,1 % en 1994. En chiffres absolus, cela donne 2,5 millions d’habitants. On pourra dire que c’est relativement peu par rapport aux pays occidentaux. A cette différence près que ces derniers ont pris le problème à bras-le-corps depuis longtemps et que la population marocaine vieillit à un rythme très rapide. En ce sens, les projections du Centre d’études et de recherches démographiques du Maroc (CERD) sont significatives : elles prévoient une population âgée de plus de 60 ans de l’ordre de 11,1 % en 2020 et de 24 % en 2050 (soit le quart du total).

En dépit de ces prévisions peu rassurantes, gériatres et gérontologues tiennent à relativiser. Au sein même de la population des personnes âgées, il y a deux sous- groupes : les «jeunes vieux», âgés de 60 à 75 ans, et les «grands vieillards» de 75 ans et au-delà. Les premiers restent, malgré l’âge, actifs et plus ou moins dynamiques tant sur le plan de leur autonomie que sur celui de leur indépendance financière. Quant aux autres, ils sont dans leur majorité rongés par diverses maladies, et, à mesure qu’ils avancent en âge, ils sont rattrapés par la sénilité. «Ils ont même besoin d’une prise en charge complète», souligne Mustapha Oudrhiri, l’un des premiers et rares médecins marocains à s’être spécialisé, depuis 2003, en médecine des vieillards (gériatrie).

Un autre détail : les femmes vivent plus longtemps que les hommes, partout dans le monde. La raison ? Les scientifiques avancent plus d’hypothèses que de certitudes. Pour certains, les hommes subiraient dans leur vie des charges beaucoup plus épuisantes que les femmes, ce qui les fragiliserait davantage ; pour d’autres, cette longévité féminine serait due à une solidité biologique supérieure à celle de l’homme.

Chez les vieux, la moindre maladie peut se compliquer gravement
Une chose est sûre : femmes et hommes sont logés à la même enseigne sur le plan des maladies de la vieillesse, souvent chroniques et handicapantes. Les plus fréquentes, note le Dr Oudrhiri, sont les maladies cardiovasculaires, notamment l’insuffisance cardiaque et l’hypertension artérielle qui affecte 30% des personnes âgées, ou encore des maladies métaboliques comme le diabète. D’autres maladies, moins graves mais plus handicapantes au plan fonctionnel, sont également courantes chez les personnes âgées : l’arthrose chez les deux sexes, et l’ostéoporose, notamment chez la femme (déminéralisation osseuse à cause des dérèglements hormonaux qui fragilisent les os, d’où risque de fractures). Enfin, deux autres maladies guettent le sujet âgé : la maladie d’Alzheimer (démence et troubles cognitifs et de la mémoire), et la maladie de Parkinson (tremblements). Les vieux souffrent souvent de plusieurs pathologies à la fois, explique le gériatre. «Le spécialiste ne doit négliger aucune de ces pathologies : une simple anémie est très mal supportée par une personne âgée. Généralement, les symptômes chez le sujet âgé sont atypiques, on se plaint de symptômes vagues : vertiges, douleurs diffuses, fatigue générale, essoufflement, anorexie... Et il y a aussi les cancers, notamment digestifs chez l’homme et gynécologiques chez la femme». Le plus grave, quand on est âgé, est qu’une simple maladie peut être la cause de complications inimaginables.

Le nombre insignifiant des spécialistes en gériatrie au Maroc n’arrange pas les choses: une dizaine dans tout le pays, dont deux à Casablanca. Les hôpitaux marocains et les CHU sont dépourvus de services de gériatrie. Un seul est en cours de construction à l’hôpital Mohamed Sekkat de Casablanca dans la foulée de l’INDH, qui y a contribué à hauteur de 3 MDH.

Quant aux maisons des vieux, on en compte actuellement 32, dont la plus importante est celle d’Aïn Chock à Casablanca. Mais elles n’ont de maisons des vieux que le nom, et leurs hôtes y sont conduits moins en raison de leur âge et pour pouvoir y bénéficier d’une protection médicale et sociale appropriée, que du fait qu’ils sont des SDF, sans familles ni ressources. Toutes les maisons de bienfaisance du Maroc abritent leur lot de personnes âgées, mais elles ne sont pas mieux loties que les maisons de vieux : «Aucune prise en charge médicale, sans parler des conditions d’hébergement qui laissent à désirer», note le Dr Oudrhiri.

Cas type, le Centre Tit Mellil de Casablanca où une centaine de personnes âgées de 70 ans et plus (dont un homme de 105 ans) croupissent comme dans une prison, pour la plupart SDF pris dans des rafles. Certains y sont amenés par leurs propres familles. «Pour la majorité, personne ne vient leur rendre visite, et certains passent de vie à trépas dans le centre sans que personne ne vienne réclamer leur corps», certifie le directeur du centre Abdelkrim Sebbar. Un rapport de l’Entraide nationale, publié en janvier 2005, est venu confirmer ce constat alarmant : celui de l’accroissement des personnes âgées qui se rabattent, à cause de leur pauvreté et de la précarité de leurs ressources, sur les maisons de bienfaisance et autres centres urbains comme celui de Tit Mellil. La question a fait l’objet d’un colloque en 2006

Face à ce tableau peu réjouissant, le Maroc officiel commence à peine à prendre conscience des défis concernant la vieillesse : en avril 2006, trois départements ministériels, celui de la santé, du développement social et de la solidarité, et le secrétariat d’Etat chargé de la famille, de l’enfance et des personnes handicapées, se sont retrouvés dans un colloque à Rabat pour débattre de la question. Trois conclusions ont été tirées : la nécessaire amélioration des conditions d’hygiène des centres d’accueil, l’amélioration de leur capacité et de la qualité des soins ; la nécessaire amélioration des systèmes de retraite, et, enfin, la nécessaire consécration de la solidarité familiale. Ce dernier volet est d’autant plus crucial, souligne le Rapport du Cinquantenaire, que 22 % des ménages dits marginalisés et ne disposant d’aucune source formelle de revenus sont dirigés par des vieillards.

En attendant que le pays se dote d’infrastructures dignes d’accueillir cette population, les personnes âgées doivent donc pouvoir compter sur la solidarité familiale en raison de l’absence de prestations sociales pour la plupart d’entre eux : faiblesse des pensions, retards de paiement, cotisations non payées par les employeurs. La grande majorité des retraités au Maroc touche en effet une pension de misère - entre 400 et 1 000 DH par mois - et sur les 1,6 million de salariés affiliés à la Caisse de sécurité sociale (CNSS), seuls 15 % bénéficient de la retraite complémentaire (CIMR). La pension de retraite allouée par la CNSS est plafonné 4 200 DH, uniquement pour les salariés qui touchent 6 000 DH et plus.

Compter donc sur la solidarité familiale, oui, mais, comme le note le sociologue et chercheur Mohktar El Harras : «Si l’aide accordée actuellement par les jeunes adultes à leurs parents âgés est triplement supérieure à celle qu’ils reçoivent en retour, il n’en demeure pas moins que cette solidarité intergénérationnelle est en voie de recul et que la certitude des personnes âgées quant à sa persistance n’est plus tout à fait acquise».

Trois questions à Jamal Khalil, sociologue et professeur à la faculté des lettres d’Aïn Chock à Casablanca

La Vie éco : Le système de solidarité est en train de s’effriter avec l’intrusion de la vie moderne. Les personnes âgées seront-elles les plus affectées par la disparition progressive de ce filet social ?
Jamal Khalil : Si on parle de la solidarité familiale, oui. Elle concerne la famille élargie, voire la tribu. Dans cette configuration, la survie du groupe dépendait d’un système de solidarité avec des règles écrites ou non écrites, mais connues et reconnues par les membres du groupe. Durant des siècles voire des millénaires, l’individu a fonctionné et existé par rapport à son groupe d’appartenance. Ce qui créait des liens solides. Ces liens privilégiaient la survie du groupe plutôt que celle de l’individu. L’émergence de ce dernier réduit la solidarité à sa structure la plus élémentaire : la famille nucléaire, de plus en plus indépendante par rapport à la famille élargie, puisqu’elle n’a pas besoin d’elle pour survivre. La situation des personnes âgées est une conséquence de cette nouvelle posture.

Que doit offrir la société marocaine à ses personnes âgées pour plus de confort, sachant qu’il y en aura de plus en plus à l’avenir ?
Le soutien familial aux personnes âgées, en réduction progressive, devrait être relayé, en principe, par un soutien social. La situation au Maroc est particulière. Alors que, dans les pays européens, les changements de la configuration familiale se sont effectués sur plusieurs siècles, au Maroc, il a suffi de quelques décennies pour se retrouver avec une progression exponentielle de la famille nucléaire et avec des attitudes de plus en plus individualistes. La société n’est pas préparée à accueillir dans de bonnes conditions les personnes âgées. Des solutions médianes devraient être envisagées en cherchant les moyens d’impliquer encore les familles.

La génération actuelle serait-elle moins respectueuse de ses vieux que celle des années 1960 et 70 ?
Ce n’est pas de la responsabilité d’une génération qu’il s’agit, mais d’une accélération de l’histoire qui fixe de nouvelles règles du jeu.
La société devrait trouver en elle les ressources nécessaires pour s’adapter et donc survivre tout en demeurant humaine.


Spécialités: gériatrie et gérontologie, deux disciplines à ne pas confondre
Si les deux disciplines sont complémentaires, la première relève de la médecine stricto sensu appliquée à la personne âgée, de la prévention au traitement et à la prise en charge. La gérontologie, quant à elle, regroupe l’ensemble des connaissances issues tant des sciences humaines, de la biologie et des données démographiques et statistiques. Elle implique toute personne s’intéressant aux personnes âgées : sociologues, économistes, démographes, psychologues...

La gériatrie est une discipline toute nouvelle au Maroc : ce n’est qu’en 2003 que le ministère de la santé a signé une convention avec le ministère français de la santé pour la formation, en une année d’études, de médecins gériatres marocains. Y sont éligibles les spécialistes en médecine interne ayant fait 5 ans de spécialité au Maroc. Il n’y en a aujourd’hui qu’une dizaine, mais la convention prévoit la formation de 3 à 5 gériatres par an. Pourquoi ce peu d’intérêt pour la spécialité ? «Le Maroc avait d’autres priorités sanitaires : ce sont les enfants, en particulier, qui constituaient le cheval de bataille de l’Etat marocain», répond Mustapha Oudrhiri, gériatre à Casablanca. C’est pourquoi et depuis toujours, les médecins avaient une prédilection pour la pédiatrie. Or, du fait de la transition démographique que vit le Maroc, souligne le Dr Oudrhiri, «il est tout à fait indispensable de former des cadres médicaux à mobiliser au chevet de la population des vieux.


Jaouad Mdidech
Source: La Vie Eco

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