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Pour les migrants, les frontières sont partout

Les refoulés doivent aussi affronter la défiance de leurs compatriotes.

On écoute Clarisse, 26 ans, dire un destin de migrante. «Mon père a été ruiné à cause de la privatisation d'une filière de cacao. Mes boulots ne permettaient pas de payer la fac d'histoire. Je n'avais pas de contacts pour des visas, pas de proches à Paris. Je voulais une autre vie, je suis partie de Bamako, j'avais 19 ans.» On l'écoute parce que, pendant sept ans, elle va essayer de gagner la France. Par le sud, par l'ouest, par le nord de l'Afrique. «D'abord la Côte-d'Ivoire. Mais la guerre est arrivée, je suis rentrée à Bamako. Puis, on m'a dit de tenter la voix terrestre.» L'Algérie, le désert, la traversée. «Là, c'est le stress, la violence, le racket, le sexe contre la nourriture.» La survie. Puis Oran, Tanger, le Maroc, le racisme virulent, les petits boulots. «On était reclus dans des forêts, autour de Ceuta, Melilla, pour essayer de passer, on s'est fait tirer dessus.»

«Rester». On écoute Clarisse, qui rentre au Mali. Pour repartir au Sénégal. Ou la Guinée, ou la Gambie, ou... Finalement, de retour au pays, elle rencontre Aminata Traoré, co-organisatrice du Forum social de Bamako, qui a monté un centre d'accueil de migrants. Désormais, Clarisse ne veut plus partir. «Je fais le lien entre ma famille, ma misère, la mondialisation, les institutions internationales. Je vois que tout circule, sauf les êtres humains. Tout ce que j'ai vécu, c'était écrit, peut-être. Je veux me battre dans mon pays.» Elle n'est pas la seule. «Pour la première fois, 300 Algériens, qui attendaient de partir pour l'Europe, ont décidé de rester dans leur pays», note Jan Heust, qui dirige Rencontre et développement, à Alger. On écoute Clarisse parler de générations sacrifiées, «d'humains brisés» mais de «dignité intacte». Fière. «Les migrants sont le sujet le plus révélateur de l'échec de la mondialisation et du développement ; qui fait resurgir les démons du racisme antinoir ; qui détruit les familles car ceux qui ne passent pas sont des parias», souffle Aminata Traoré.

Alors que l'Afrique connaît des grands mouvements de migrants, le sujet reste tabou. Pas au Forum social mondial de Nairobi, où des réseaux Europe-Afrique, Asie-Amérique ont parlé des murs qui se multiplient, des frontières où se violent les droits, des politiques de plus en plus répressives. «On teste des hypothèses, on propose, on écoute les témoignages et on s'aperçoit que les causes ont les mêmes conséquences», raconte Marine Gacem du réseau Migreurop (1). Les frontières sont partout. Centres de rétention des pays riches. Permis ou autorisation de travail à l'intérieur même du pays le plus pauvre, raconte un Nigérien : «Le gouvernement fait des charters pour nous renvoyer dans nos campagnes.» Sans-papiers dans son propre pays.

Les grillages augmentent, les migrants aussi. «Aux Etats-Unis, il y a eu 5 000 corps retrouvés dans le désert l'an passé, estime Gacem. On a tellement reculé, en France, et ailleurs, sur la liberté de circulation, avec les passeports biométriques par exemple, qu'on ne voit plus la violence des entraves ailleurs.» Le regard sur l'autre change aussi. «La chasse aux migrants aux frontières précarise les émigrés, et pas seulement les clandestins ou les précaires, ajoute-t-elle. Il n'y a pas complot, juste un processus.»

Un processus qui va presque jusqu'à nier le droit des migrants à financer des projets ou à assurer des transferts de fonds dans leur pays d'origine. Le gouvernement Bush peut bien y voir une manne potentielle supérieure à l'aide au développement, ces transferts sont d'abord une manne pour des banques comme Western Union. Et voilà, rappelle Gacem «que les politiques s'y mettent avec l'accord Sarkozy-Wade au Sénégal et la proposition de la Banque mondiale de taxer davantage pour financer le développement».

«Changer d'optique». Comme si les émigrés n'avaient aucune idée sur la façon d'aider au développement. Créé en 2002, le Forim, réseau de 700 associations de plus de vingt pays, vise, notamment, «à montrer que les migrants de France ont des projets de coopération, estime Brice Monnou, du Forim et vice-présidente de Coordination Sud. Il faut changer d'optique : faire le lien entre migrants et développement et pas uniquement émigration et répression. C'est quoi un migrant : Kofi Annan ou l'homme qui s'échoue, à son corps défendant, sur des barbelés à Ceuta ?»

Les défenseurs de migrants entendent poser cette question aux Nations unies, au prochain contre-sommet du G8 allemand, et à une nouvelle rencontre inter-réseaux, prévue en Afrique, et non en Espagne comme l'an passé, où peu d'Africains avaient pu faire le déplacement...

(1) Voir www.migreurop.org, et le Livre noir sur Ceuta et Melilla.

Christian Losson
Source: Libération (France)

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