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Un Maroc à deux vitesses

Au volant de son taxi, en plein milieu du boulevard d’Anfa, Moustapha est dépité. Dans un grand soupir, il montre du doigt le tableau autour de lui : luxueuses vitrines de magasins, immeubles haut-standing flambant neufs, belles voitures au volant desquelles trônent des cadres dynamiques en tailleurs ou costumes trois pièces.

«Est-ce que vous croyez que c’est vraiment ça le Maroc ? s’énerve ce Casablancais d’une quarantaine d’années. Les gens qui passent ici ont l’impression que tout va de mieux en mieux, que le pays est en mouvement, que l’économie est bonne. Mais c’est un miroir truqué. Le vrai Maroc, il faut aller le chercher un peu plus loin, à la périphérie. C’est là que la majorité des gens habitent et la vie y est bien moins facile». Pour Moustapha, installé dans une petite maison familiale à Oulfa, l’équation est tous les jours plus difficile à résoudre : comment faire vivre sa famille avec un salaire qui baisse et des dépenses qui n’en finissent pas de gonfler. «Je gagne entre 2000 et 3000 dirhams par mois, ma femme ne travaille pas et je viens d’avoir une petite fille. Avec la multiplication du nombre de taxis à Casablanca, il est plus difficile de trouver des clients qu’avant et ça paye moins bien. Les factures, elles, par contre, ne cessent d’augmenter et c’est de plus en plus difficile de finir les mois. Alors, avec ma femme, on se serre la ceinture et on ne mange de la viande qu’une fois par semaine ou par quinzaine. Mais c’est de plus en plus dur». Comme Moustapha, des milliers de Marocains se font en ce moment entendre pour dénoncer des conditions de vie qu’ils jugent de plus en plus difficiles. A travers quelque 70 coordinations montées un peu partout dans le pays par le collectif mis sur pied par l’AMDH et les associations d’extrême gauche, ils manifestent contre la hausse des prix qui les met chaque jour dans des conditions de plus grande précarité.

D’un côté les rêves, de l’autre la réalité
Une précarité que l’on ne retrouve pas au niveau des chiffres et statistiques présentés par le gouvernement. Un taux de croissance de 7,3%, le taux de pauvreté en baisse (19% en 1998/99 et 14% en 2004), des investissements en hausse (plus de 25 milliards de Dhs en 2006), des projets d’infrastructures grandioses (Tanger-Med, autoroutes, Bouregreg), des projets sociaux (INDH) lancés en grande pompe et surtout une évolution des mentalités présentées comme la nouvelle norme dans les beaux quartiers : l’image officielle du Maroc est celle d’un pays “en mouvement”. Mais qu’en est-il réellement ?

Dans les faits, si le Maroc se développe, ce développement ne profite pas à tout le monde. Entrepreneurs, cadres, financiers, ce sont ceux qui ont déjà le pouvoir et l’argent qui bénéficient de ce “Maroc en mouvement” que l’on veut bien nous vendre un peu partout. «Ceux qui ont l’argent contrôlent l’activité du marché et font en sorte de continuer à payer les gens le moins possible pour faire le maximum de profit. C’est l’intérêt particulier qui prévaut, pas l’intérêt général», analyse Ahmed Ben Cheikh. Pour cet universitaire spécialiste du développement, plusieurs facteurs tendent à favoriser les plus riches aux dépens des plus pauvres. En premier lieu l’explosion de l’immobilier, avec des prix au mètre carré qui frôlent les 16000 Dhs à Rabat, Casablanca, Marrakech ou encore Tanger. «Ce sont les plus riches qui possèdent les biens immobiliers. L’euphorie foncière que l’on connaît en ce moment ne profite qu’à eux. Elle pose par contre un gros problème au reste des Marocains. Ceux de la classe moyenne qui voudraient accéder à la propriété sont obligés de s’endetter presque à vie pour faire face à des prix rédhibitoires. Quant aux plus pauvres qui se contentent de louer, ils voient leurs loyers monter en flèche et peser lourdement sur leur budget global», poursuit-il.

Et c’est la classe moyenne qui paie les pots cassés. L’étalon de la classe moyenne, c’est le petit fonctionnaire, l’instituteur ou l’infirmier avec un salaire autour de 3000 Dhs. Dans les années 60, l’instituteur était en mesure de construire sa maison, d’avoir sa voiture, de nourrir ses enfants. Celui d’aujourd’hui a des difficultés pour faire face à toutes ces dépenses. Il n’a presque plus accès à la propriété si ce n’est en acceptant de s’endetter pour toute sa vie (voir portrait). Cette classe moyenne s’est paupérisée et l’explosion de l’immobilier le handicape terriblement. Même des universitaires sont dans des positions difficiles. «Cette situation est inquiétante car c’est le développement des classes moyennes qui permet en général de tirer un pays vers le haut», explique Ahmed Ben Cheikh. «Aujourd’hui, le Maroc est au ralenti, entre autres parce qu’il n’y a pas dans le royaume de vraie classe moyenne qui joue son rôle dans la vie économique et politique. La paupérisation de la classe moyenne fait qu’après avoir été très USFP, elle se tourne vers le PJD», analyse Ahmed Bencheikh.

Les riches toujours plus riches
La fiscalité aussi pose problème. Elle ne permet pas de compenser suffisamment les inégalités. La TVA forte et payée par tous grève ainsi les budgets des plus pauvres quand les classes sociales les plus élevées peuvent encore jouer le jeu de la corruption pour négocier avec leurs inspecteurs des impôts une ardoise fiscale très allégée. «La politique fiscale a désormais une finalité essentiellement comptable. Elle vise par une augmentation de la TVA sur l’ensemble des produits de consommation populaire à rattraper les baisses de ressources douanières liées aux différents accords de libre-échange passés récemment par le Maroc et à maintenir le déficit budgétaire à l’hypothétique seuil de 3 %», regrette Mehdi Lahlou, économiste, pour qui «la politique de retrait économique et d’austérité sociale» de l’Etat se traduit par «plus de richesse pour les plus riches», alors que «la plus grande partie des habitants du pays paraît s’enfoncer dans la pauvreté et la précarité, dans les villes mais surtout en milieu rural».

Le coût de la vie augmente de son côté de plus en plus sans pour autant que les salaires suivent la tendance. Le constat du Haut commissariat au plan est alarmant. Selon une récente étude du département de Lahlimi, la hausse des prix des produits alimentaires et le renchérissement des frais de transport en seraient les principales causes. Selon les statistiques du HCP, l’indice moyen du coût de la vie des sept premiers mois de l’année en cours a progressé de 2,9%. Si actuellement, le cadre macro-économique se tient plus ou moins bien, c'est plus grâce à une bonne pluviométrie et à des recettes de privatisations dont la manne se tarit de plus en plus. «L’histoire économique du Maroc des trente ou quarante dernières années est une succession de variations des taux de croissance qui peuvent, essentiellement en raison d’une très bonne campagne agricole, atteindre des sommets, puis juste l’année suivante, parce que la pluie a cédé la place à une sécheresse persistante, s’effondrer à des niveaux dramatiques», souligne N. Akesbi. En 1996, une campagne agricole record avait propulsé le taux de croissance du PIB à plus de 12%, mais dès 1997, le PIB est tombé à -3% à cause des mauvaises conditions climatiques.La suite, on la connaît : «loin de lancer le “décollage économique” du Maroc, les 12% de 1996 ont été suivis par une décennie de quasi-stagnation économique avec des taux de croissance moyens très insuffisants», rappelle Najib Akesbi.

«Le “surplace économique’’ est à rapporter – malgré le chiffre de croissance du PIB supérieur à 7 % qui devrait être retenu pour 2006 – notamment à la relation qui continue d’exister entre évolution du PIB global et niveau des précipitations, et aussi au fait que le Maroc continue de perdre des places au niveau du commerce mondial, avec un déficit commercial multiplié par 5 en l’espace de 10 ans et un taux de couverture des importations par les exportations situé désormais à plus ou moins 50 %, soit son plus faible niveau historique», explique pour sa part Mehdi Lahlou.

Pour résorber le déficit social, le Maroc doit maintenir une croissance économique supérieure à 6%. Or ce n'est pas le cas, et ce ne sera pas le cas à court terme. «Le coût de la vie est de plus en plus haut. Le Haut commissariat au plan parle d'une augmentation de près de 4% mais les gens ont l'impression que c'est beaucoup plus important. Sur le terrain, la situation sociale est difficile. Les gens ont de plus en plus de mal à s'en sortir. Il y a une stagnation, voire même une régression sociale pour les plus pauvres», alerte Abdelhamid Amine, le secrétaire général de l’AMDH, qui milite en tête du jeune collectif contre la hausse du coût de la vie. La panne économique et sociale est visible à l'œil nu, les gouvernants n'arrivent pas à repenser l'économie pour inscrire le pays sur la voie du développement pérenne. Entre-temps, une frange de la population restera dans l'antichambre de la dignité. Une façon de faire est de pallier l'urgent, d'agir par une politique de mise à niveau sociale ciblée, faite par et pour ceux qui souffrent le plus. D’autant que jusqu’à présent, les filets sociaux ont été plus sécuritaires qu’autre chose. Engager des réformes en profondeur, c'est remettre en question cet équilibre. «Les différents programmes sociaux mis en place par l’Etat (INDH) n’apportent pas de solutions durables. Ce sont surtout des mesures prises à court terme afin de nourrir les gens qui ont faim pour empêcher l’explosion sociale», déplore Ben Cheikh. Pour lui, le Maroc ne pourra en finir avec son extrême pauvreté et ses inégalités qu’en mettant en place une véritable politique sur le long terme.

«Mis à part les programmes mis en place en collaboration avec le PNUD et pour lesquels une évaluation est requise, l’Etat ne s’est pas doté d’outils suffisants pour expertiser l’impact des mesures sociales qu’il prend. Résultat : il est très difficile de savoir si les programmes lancés sont adaptés aux besoins des gens et de rectifier le tir si ce n’est pas le cas», regrette-t-il.

En l’absence d’une vision sur vingt ou trente ans, l’Etat se contente pour l’instant de jouer la carte de la poudre aux yeux. Chaque ministère communique ainsi à grand renfort de conférences de presse et de visites de sites au moment du lancement des projets. Mais fait bizarrement l’impasse sur une autre communication, pourtant beaucoup plus significative : celle des résultats.

Source: Le Journal Hebdomadaire

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