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France : Ramadan à plein temps

De plus en plus de salariés observent le ramadan. Pendant un mois, ils doivent concilier horaires de travail et rupture de jeûne.

Ça sent la frite, la viande grillée, le pop-corn et la barbapapa. Il est 16 heures, heure de pointe au parc de loisirs Disneyland Paris. A l'entrée de l'attraction Big Thunder Mountain, Abdou (1), le ventre vide depuis 6 heures du matin, sourit aux touristes et aux vacanciers de la Toussaint. «Bon ramadan !», lui lance un jeune beur, une énorme sucette à la main. «Merci», sourit Abdou. Mais son sourire est mécanique. «Pendant des années, tout s'est bien passé, soupire Abdou, qui est délégué syndical Unsa. Le mois du ramadan, la direction permettait aux musulmans de travailler pendant la pause déjeuner et de partir plus tôt le soir. Ou bien ils nous mettaient dans les équipes du matin. Cette année, c'est l'inverse : obligés de prendre la pause déjeuner, pas question de partir plus tôt...» Plus loin dans le parc, à l'intérieur d'un minuscule local technique, un morceau de carton, ironique, porte l'inscription «Mosquée Disneyland». Deux jeunes filles beurs en costume de Blanche-Neige s'agenouillent sur un tapis de prière. «C'est un endroit clandestin mais toléré, explique un employé qui termine ses ablutions sous un vieux tuyau d'arrosage. Avant, le ramadan et la prière étaient reconnus. Maintenant, il faut s'organiser en se cachant.»

Pas avant 18 heures. En 1989, 60 % des musulmans français suivaient le ramadan. En 2001, ils étaient 70 % à jeûner. Et à concilier horaires professionnels et rupture du jeûne (cette année, vers 18 heures). «Les entreprises vont être confrontées à un nombre croissant de revendications», analyse Khalid Hamdani, consultant en ressources humaines pour le cabinet Forum Formation, et membre du Haut conseil à l'intégration. A Disneyland Paris, la direction conteste les plaintes. «Nous faisons tout pour faciliter le ramadan, les salariés peuvent partir une demi-heure plus tôt, il y a un menu spécial...» Une version très différente de celle des salariés. Mais une chose est sûre: rien n'oblige les employeurs à tenir compte des travailleurs qui jeûnent. «Les convictions religieuses n'entrent pas dans le contrat de travail, elles ne sont pas censées influencer les horaires ou les menus», rappelle Gwenaëlle Calvès, juriste.

Nouvelle génération. Tous les mardis soirs du ramadan, les femmes musulmanes de l'association de quartier Trait d'union, à Sarcelles, se réunissent pour rompre le jeûne. L'occasion, dans un joyeux chaos où l'on pétrit, cuit, engloutit cornes de gazelles et baklavas, de constater à quel point la position des employeurs varie au sujet du ramadan. Malika travaille dans une administration : «Moi, ma chef elle me dit : ramadan ou pas, je m'en fiche, les horaires, c'est les horaires.» «Nous, c'est l'inverse, rétorque Laïla, femme de ménage à la mairie de Sarcelles. Ils ont fait passer une note de service, qui dit que si on ne prend pas nos pauses dans la journée, on peut partir une heure plus tôt.» Sofia, qui travaille dans un salon de coiffure, soupire : «Je crois que j'ai la situation la pire. Non seulement je ne peux pas partir plus tôt, mais comme je ne prends pas mon repas du midi, ils me font travailler une heure de plus pendant le déjeuner.»

Pour le consultant Khalid Hamdani, ces ambivalences dans la prise en compte du ramadan sont la résultante d'une évolution historique. «Jusqu'au début des années 60, dans les grandes entreprises françaises paternalistes, on embauchait des contremaîtres qui avaient la culture des «colonies» musulmanes, on installait des mosquées dans les usines, on envoyait tout le monde au bled pour l'Aïd, dit-il. Dans les années 70 au contraire, la question religieuse a été occultée par l'encadrement, et les immigrés mettaient un point d'honneur à ne pas demander d'aménagements. Le problème a resurgi au début des années 90, avec la jeune génération qui prend le contrat de travail comme un ensemble de droits à acquérir, dont le droit de vivre sa religion en entreprise.»

Pique-nique. Ce renouveau des revendications ne se fait pas sans heurts. L'entreprise de restauration collective Sodexho, il y a quelques jours, a été le théâtre d'un «malentendu» (selon la direction) immédiatement médiatisé. Depuis des années, les salariés bénéficient d'un «avantage en nature» : ils déjeunent gratuitement sur leur lieu de travail. «Pendant le ramadan, comme on ne mange pas le midi, ils nous ont toujours permis d'emmener l'équivalent de ce repas chez nous, sous forme de fruits, yaourts...», raconte Fatima, une salariée. Mais des protestations sur le manque d'hygiène de ce procédé ont conduit à sa suppression. Interceptée par les salariés, une note interne visant à interdire les repas à emporter pour ceux qui ne déjeunent pas, et rappelant expressément que «le premier jour du Ramadan est, cette année, le 15 octobre» a provoqué un tollé. La direction a décidé de revenir à l'ancien système.

Ce problème des primes ou paniers repas s'était déjà posé dans d'autres entreprises, d'autres employeurs s'étant montrés soucieux de ne pas payer un repas non consommé. Mais la principale préoccupation des directions reste l'incidence du jeûne peut sur la productivité. «On ne peut pas travailler sans manger impunément », explique Sophie de Menthon, ex-PDG du centre d'appel Multilignes. Les gens sont fatigués, le nombre d'appels émis diminue de 10 à 15 % et l'absentéisme augmente.» Pour éviter un ralentissement trop marqué de la production, chacun tente des compromis. «Nous organisons des buffets, nous essayons de placer les personnes sur des opérations moins offensives», poursuit-elle. Chez Peugeot Poissy, depuis la grève des ouvriers immigrés de 1982, la deuxième pause de l'après-midi a été décalée pour correspondre à l'horaire de rupture du jeûne, et rallongée d'une dizaine de minutes. «Tout le monde profite de ce petit rab, même les non-musulmans», explique Farid Borsali, secrétaire général de la CGT à Poissy.

Khalid Hamdani, spécialisé dans l'assistance des patrons dépassés par les questions de «diversité culturelle», est intervenu dans un conflit lié au ramadan dans le bâtiment. «L'entreprise ne pouvait pas adapter ses horaires. J'ai proposé aux salariés musulmans de faire venir un immam. Qui leur a expliqué qu'ils n'avaient pas à réclamer d'aménagements, que le Coran prévoyait qu'ils puissent rattraper leur jour de jeûne plus tard. Une fois la question religieuse évacuée, on a discuté sereinement, dans le cadre d'une négociation classique, et accorder des congés aux musulmans.»

Cette prise en compte reste toutefois problématique dans un pays de droit universaliste comme la France (lire page II). Si les entreprises s'adaptent, elles le font souvent le plus discrètement possible. «Nous prévoyons des assouplissements d'horaires, mais nous ne voulons pas les commenter, dit-on chez Renault. Notre but est de construire des automobiles, pas d'illustrer les évolutions de la société française. Après on nous demandera comment nous nous adaptons aux handicapés, aux vieux...» Les salariés, de leur côté, préfèrent parfois prendre leurs vacances pendant le mois de ramadan plutôt que de se déclarer religieux pratiquants. Hassen, délégué CFTC sur une plateforme téléphonique, a proposé à ses collègues musulmans de réclamer des horaires aménagés. «Ils m'ont dit : "Surtout ne fait pas ça, tu vas attirer l'attention sur nous."» A l'unanimité, ils ont préféré continuer à jeûner «en cachette» : «On est habitués à ce que l'entreprise ne nous fasse pas de cadeau. Alors on n'en réclame pas.»

(1) Certains prénoms ont été modifiés.


Source: Libération.fr

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