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Les limites de la Fondation Mohammed V

Court-circuitages, dysfonctionnements, actions ponctuelles et sans lendemain… La Fondation Mohammed V souffre d’un mode de gestion qui a montré ses limites. Si elle fait beaucoup dans le social, elle se substitue aux différents départements ministériels en charge de ce dossier et semble mal s’accommoder de l’émergence d’une véritable société civile de base capable d’initier et de gérer des projets sociaux de proximité. Elle donne l’impression parfois d’être une machine pour la promotion de l’image de marque du monarque, celle du «roi des pauvres».

Depuis son accession au Trône en 1999, Mohammed VI a fait du social sa priorité. Dans ses discours comme dans les rares interviews, le roi affiche sa volonté de lutter contre le chômage et la sécheresse en milieu rural, atténuer les effets de la pauvreté, éradiquer l’analphabétisme. C’est pour ces espoirs suscités au début de son règne que le monarque s’est vu attribuer tout naturellement le surnom de “roi des pauvres”. D’ailleurs, il se démarque de son père en rendant visite à toutes les régions du royaume et en préconisant un contact direct avec la population. Il affiche son engagement pour la cause des pauvres de ce pays dès son premier discours télévisé, le 30 juillet 1999 : «Nous accorderons notre attention également au problème de la pauvreté dont souffre notre peuple. Nous oeuvrerons, avec l’aide et l’assistance de Dieu, à en réduire l’acuité et l’impact. À cet égard, mon père, que Dieu ait son âme, m’avait honoré en acceptant la proposition de créer une institution à laquelle il avait donné le nom de Fondation Mohammed V de solidarité qui voue son action aux affaires des pauvres, des nécessiteux et des handicapés. Nous nous sommes engagés à activer le rôle de cette institution et à l’entourer de notre entière sollicitude et de notre soutien». La Fondation sera donc l’instrument personnel et opérationnel du roi dans la lutte contre la marginalité, une Fondation qui porte le nom de son grand-père, «roi des Carrières Centrales», (quartier casablancais, symbole de la résistance contre le Protectorat).

Le scandale Al-Hoceima
Créée en 1997, la Fondation va se faire connaître, deux ans plus tard, par ses campagnes de solidarité. Pendant une quinzaine de jours par an, des dons sont collectés en espèces ou en chèques ainsi que par le biais de la vente de badges et de timbres-poste. L’argent de la solidarité sera alors destiné à des œuvres sociales et à des opérations de distribution de ftours durant le mois du ramadan. D’aucuns pensaient que la Fondation avait comme objectif de concurrencer les islamistes sur le terrain de la «bienfaisance» (Al Ihssane), puisque ces actions exploitaient le même fonds de commerce : le partage, la solidarité, la dignité. La première campagne de la Fondation aura lieu début novembre 1999 et portera le titre, «Unis pour aider les démunis». Durant le mois du ramadan de la même année, des milliers de ftours seront ainsi distribués aux nécessiteux, une action qui traditionnellement est menée par des associations de bienfaisance. «Dans l’action caritative, il est impossible de faire mieux que les islamistes. Ils ont beaucoup de moyens et sont bien implantés partout. La Fondation aborde la problématique par le biais d’actions ponctuelles qui ont un effet limité dans la vie de tous les jours des citoyens marginalisés. C’est tout simplement insuffisant pour damer le pion aux islamistes», analyse cet activiste de l’AMDH.
Un événement malheureux va révéler les limites de la Fondation et de son travail sur le terrain. Mardi 24 février 2004, 2 heures 27 minutes, un séisme d’une magnitude de 6,3 sur l’échelle de Richter secoue la ville d’Al Hoceima. Les morts se comptent par centaines dans cette ville du Rif et ses environs. Et pourtant, les Marocains ne l’apprendront que vers 7 à 8 heures, et encore, seuls ceux qui ont écouté la radio le sauront. Les deux premières dépêches sur la catastrophe sont signées Associated Press de Washington, vers 3h du matin. Il y eut ensuite deux dépêches, une de la MAP vers 5 heures, puis une autre de l'AFP à 6h17 du matin, qui citait la dépêche marocaine. 2M, qui émet en continu, n’a pas cru bon de diffuser un flash exceptionnel pour informer les citoyens. Elle ne le fera que dans son journal de 12h45. Ce n’est pas seulement au niveau des infos que les autorités publiques ont failli mais, plus grave encore, les ONG espagnoles seront les premières à accourir au secours des Rifains.
Dans les premiers jours qui ont suivi la catastrophe, les autorités publiques semblent dépassées par les événements. Les aides, acheminées par les ONG internationales, mais aussi nationales, mettront plusieurs jours à être distribuées.

Devant l’incompétence des pouvoirs publics à gérer la catastrophe, la société civile régionale s’est regroupée dans un collectif, «Le Collectif Al Amal», qui s’est imposé comme acteur à part entière de la solidarité du Maroc tout entier. Il deviendra dès lors l’interface entre la population et les autorités. Leur bonne connaissance du terrain, de la langue, des us et coutumes de la région ont été autant d'atouts pour recenser les besoins, s'organiser et acheminer l'aide.
La Fondation Mohammed V, qui aurait normalement dû jouer ce rôle d’interface au regard des moyens financiers et humains dont elle dispose, a failli à sa mission. Selon plusieurs témoignages recueillis sur place, elle était non seulement dépassée par l’ampleur de la catastrophe, mais plus soucieuse de l'organisation de la visite royale qui, reportée de jour en jour, a failli provoquer une catastrophe humanitaire encore plus considérable.

Et pour cause, le chef du gouvernement, désirant se rendre sur place, est sommé de rester à Rabat tant que le roi ne s’est pas encore déplacé dans la zone sinistrée. En attendant, c’est la Fondation Mohammed V, et à sa tête Zoulikha Nasri, qui s’occupait de tout. Son image en prendra un coup. On parlera d'incompétence, de mauvaise connaissance du terrain. Mais plus grave encore, de récupération d'aides. «Nous avions des convois de camions qui étaient bloqués à l’aéroport d’Al-Hoceima et détournés par la Fondation, alors que les habitants des douars avoisinants crevaient de faim et de froid», raconte un membre du Collectif Al Amal. Les scènes d’émeutes et de pillages, relayées par les médias internationaux, se sont succédé durant les trois premiers jours qui ont suivi le tremblement de terre. Pour se dédouaner, Zoulikha Nasri évoquera l’étroitesse du dépôt de la ville et dira que la Fondation a préféré récupérer toute l’aide et la stocker dans des dépôts en dehors de la ville, spécialement aménagés à cet effet. Un argument qui ne convaincra personne. «Tout le monde a compris que l’on attendait l’arrivée du roi pour distribuer l’aide», explique, amer, ce militant associatif. Le collectif d’ONG aura recours à des méthodes peu orthodoxes pour récupérer l’aide avant que la Fondation ne s’en empare. «Nous étions obligés d’intercepter des camions à des kilomètres d’Al Hoceima et de les reconduire dans les douars les plus reculés pour distribuer l’aide», raconte-t-il. Il a fallu attendre l’arrivée du roi le 28 février, soit quatre jours après le tremblement de terre, pour que la machine de distribution se mette en branle.

Des dysfonctionnements révélateurs
A moindre échelle, l’histoire de Dar Taliba de Fès est significative quant au fonctionnement makhzénien de la Fondation Mohammed V. En 2001, celle-ci lance un programme de maison pour les étudiantes, une idée chère au roi. C’est l’association Fès-Saïs qui s’en occupe pour le compte de la Fondation. Les travaux avancent à la vitesse V et les pensionnaires se pressent au portillon. Été 2003, Dar Taliba est prête à accueillir les étudiantes. C’est un membre de la Fondation qui donne le feu vert pour l’ouverture. 70 étudiantes y seront installées moyennant 150 Dhs par mois. Coup de théâtre. Quelques semaines plus tard, Zoulikha Nasri ordonne de fermer le pensionnat mettant ainsi 70 jeunes filles à la rue en attendant l’arrivée du roi. «Le bâtiment ne peut pas être occupé tant que le roi ne l’a pas inauguré», c’est la raison invoquée pour justifier la fermeture de la maison des étudiantes pendant une semaine. Le roi ne viendra pas et l’on réinstalle les jeunes filles. Tout va pour le mieux jusqu’en janvier 2004. Le foyer tient son conseil d’administration, présidé par Zoulikha Nasri. Elle décide encore une fois de fermer le centre reprochant aux gestionnaires de ne pas appliquer les directives royales. Interrogée sur les raisons de la fermeture, la conseillère du roi affirme que c’est suite à plusieurs plaintes des jeunes filles et de familles d’étudiantes que la Fondation a décidé de fermer l’établissement. Les plaintes accusaient, entre autres, les responsables de l’association de faire du favoritisme dans le choix des pensionnaires. Quelle est alors la faute de ces filles, alors que la responsabilité incombe totalement à l’association que la Fondation a choisie comme partenaire ?

Les exemples de ce genre de dysfonctionnement ne manquent pas. Un collectif de près de 80 associations locales de Tarmikt, un village situé dans la province d’Ouarzazate, s’est élevé, en octobre dernier, contre le choix des autorités locales de confier la gestion d'un centre multifonctionnel à une association étrangère à la région. Ce centre, réalisé par la Fondation Mohammed V, devait en principe être dirigé par le collectif lui-même. Preuve de plus qu’il ne suffit pas de construire des édifices et de les faire inaugurer par le roi pour que l’aide soit véritablement administrée à ceux qui la méritent… Et quand une association est reconnue pour son sérieux et la probité de ses dirigeants et de ses cadres, elle n’est pas forcément jugée fréquentable par les dirigeants de la Fondation. C’est bien le cas du Resaq, un réseau de plus de 200 associations de Casablanca et de Mohammédia et qui a prouvé à maintes reprises l’excellence de son travail de proximité. «La Fondation nous a contactés en la personne de Zoulikha Nasri pour la gestion de trois nouveaux centres à Casablanca. Nous avons alors visité les centres et émis la volonté de travailler là-dessus», se souvient Tahar Chaibat, secrétaire général du Resaq.

Associations non grata
Le réseau associatif va organiser alors des ateliers pour développer le concept pour ces centres. «C’est ainsi que nous avons abouti à la notion de Maisons de la citoyenneté, des lieux de formation, de concertation et d’échanges où des thèmes comme la laïcité et la démocratie pourraient être discutés sans que cela remplace pour autant le travail de proximité», explique M. Chaibat. Il était également question que les centres soient indépendants de la Fondation et que les symboles de l’Etat, comme la photo du roi par exemple, n’y soient présents. Il semble que cette idée n’a pas trop plu aux responsables de la Fondation. «Ils nous ont fait savoir qu’ils étaient en train de revoir le concept des centres en mettant davantage l’accent sur le travail direct avec les associations de base et qu’ils n’étaient plus intéressés par le travail avec nous», raconte le S.G du Resaq. Avant d’ajouter : «Nous avons pris la décision d’être ouverts à toutes les structures. Mais à une seule condition : préserver notre indépendance et défendre notre vision et nos valeurs». Une indépendance qui n’est pas du goût d’une Fondation pourtant créée pour contribuer à apporter un peu de réconfort à des millions de nos citoyens marginalisés.

En attendant, la presse officielle fait état de plusieurs projets et autres actions de solidarité menées par la Fondation. Des entreprises nationales s’affichent en partenaires financiers de ces mêmes actions, ce qui leur permet de se rapprocher du sérail. Et le peuple est en attente d’une véritable stratégie sociale capable de le faire sortir des affres de la marge.

Source: Le Journal Hebdomadaire

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