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La vie des SDF marocains

Pour réaliser ce reportage, un des journaliste de «La Vie éco» s’est glissé dans la peau d’un SDF, partageant 24 heures de la vie de ces laissés-pour-compte. Expérience éprouvante, choquante, voir révoltante que de côtoyer ce monde des sans-abri où la pitié et le partage n’ont pas de place. Récit.

SDF pour «sans domicile fixe». Avec ces trois mots, tout est dit. Sur ces milliers de clochards, d’enfants de la rue, de vagabonds, tout le monde s’apitoie, sans doute plus par réflexe qu’en connaissance de cause. Car, finalement, sait-on vraiment ce que veut dire vivre dans la rue ? Pour en avoir une idée plus concrète, rien de mieux que de passer une nuit dans les rues de Casablanca et de côtoyer la population des SDF.

Ils sont presque tous sous l’emprise d’une drogue
Le périple commence à 20 heures, un vendredi. Direction, les lieux de prédilection des clochards : la gare routière de Ouled Ziane et ses environs, les deux gares ferroviaires de Casa-port et Casa-voyageurs suivies d’une petite balade le long de la voie ferrée. Çà et là, des grabats, des formes allongées à même le sol. Pour les plus chanceux d’entre eux, une couverture sur les genoux. Le plus souvent, ils sont là mais ne semblent pas prêter attention à ce qui se passe autour d’eux. Tous SDF, certes, mais chacun est dans son univers, quasiment tous sous l’effet de drogues en tout genre. Les mieux lotis dans cette déchéance aussi bien physique que mentale, un joint ou une clope au bec, aspirent de longues bouffées, comme un coureur de fond prend son souffle. Un gamin, 10 ans tout au plus, inhale longuement des vapeurs de diluant dont l’odeur assaille les narines de loin. Les yeux injectés de sang, le verbe saccadé, il marmonne quelques phrases pour raconter une histoire abracadabrante où l’on ne peut déceler le vrai du faux. «Mon père me battait tellement qu’il ne me restait plus que la rue pour me protéger», murmure- t-il. Les visages croisés portent tous les stigmates de la violence subie, tel ce personnage à la barbe poivre et sel, hirsute, que tout le monde appelle «Haj». 47 ans mais il en paraît 60 : le visage bouffi et luisant, les cheveux graisseux, le visage strié de balafres. Quelques baraques déglinguées se profilent à l’horizon, mais je préfère tenter une autre aventure, derrière le mur qui longe la voie et que j’ai vite fait d’escalader.

Ce que je redoute arrive : une estafette de la police me barre la route. Un policier en sort pour me poser les questions classiques : le lieu de résidence, le motif de ma présence dans ces lieux à cette heure de la journée, comme si se promener dans les rues était un crime. Le policier n’en revient pas d’avoir devant lui un SDF qui répond dans un français soutenu, avant de comprendre les véritables raisons de ma présence dans la rue. Rassuré, il me lancera tout de même, sur un ton arrogant, que c’est dans la langue de mes parents que je devrais m’exprimer. Je lui file quand même 20 DH pour qu’il me laisse utiliser mon portable pour demander à un ami de venir me chercher. L’estafette repart en trombe.

Reprise de ma promenade nocturne. Direction : un quartier réputé chaud près de la célèbre joutya de Derb Ghallef. Là, au beau milieu d’une ruelle sombre, j’allais faire une rencontre «intéressante» : un grand gaillard, à la mine patibulaire, le bras gauche marqué de cicatrices, se dirige vers moi et me prend au collet. Il me «rançonne» d’une cigarette et réclame ensuite de l’argent. Un de ses acolytes arrive en renfort : mieux vaut obtempérer pour éviter que ça tourne au vinaigre. Je me souviens alors de l’histoire de ce SDF que des jeunes auraient brûlé vif. Une seule issue : courir. Je m’élance donc comme un dératé. Il faut dire que la police ne met jamais les pieds dans ces zones de non-droit que sont certains quartiers de Casa. Ce que me confirme un gardien de voitures.

Pour mendier, les sorties de bar sont très prisées
Autre escale : la fontaine face à la wilaya. Il est 22 heures. L’endroit a l’air calme pendant la nuit, mais il est loin d’être un havre de sécurité. En revanche, à quelques encablures, il y a le parc de la Ligue arabe, où je pourrai trouver un banc où m’allonger sans devoir être aux aguets. Le lieu est animé jusque tard dans la nuit, on s’y sent plus à l’aise. Les étudiants y ont élu leurs quartiers pour réviser. Ils sont plus généreux, même s’ils sont généralement fauchés. «Ce sont ceux qui ont le moins qui donnent le plus», confie un habitué des lieux. Un étudiant est en train de fumer un joint, quand il se fait accoster par un jeune SDF en manque. Il lui tend le reste de son cône et passe son chemin. J’aborde le SDF en essayant de le rassurer. Mis en confiance, il commence à raconter. «Se droguer est un passe-temps. Ce que je recherche, c’est le vertige.» A la question de savoir pourquoi il le fait, il répond qu’il suffit de regarder dans quel état il se trouve. «Peu de gens veulent vous aider. Et quand c’est le cas, c’est dans des intentions des plus inavouables», confie-t-il.

Il est 23 heures. Je suis dans les environs de l’hôtel Lincoln, un immeuble éventré d’où se dégagent des effluves pestilentielles. Les ouvertures ressemblent à des grottes menant vers des entrailles improbables. J’entends des bruits : les lieux sont habités. Au moment où je veux m’y aventurer, un quidam, propre sur lui, me retient. Il m’explique qu’il vaut mieux ne pas y mettre les pieds. Lui-même SDF, me raconte-t-il, erre dans les rues depuis plusieurs mois. Tous les soirs, il est là, dans cette zone, se faisant passer pour un simple promeneur. Il vit d’expédients, partage sa pitance avec les petites gens: des ouvriers du bâtiment, des gardiens de voitures qu’il aide de temps en temps. «Porter les bagages des gens, faire les courses au marché. Mais ce n’est pas toujours évident. Les gens sont méfiants, il faut se faire une place.»

Pour mendier, ce sont les sorties de bar qui sont les plus prisées. Tendre la main vers un client éméché est une roulette russe où l’on risque la gifle ou un gros pourboire. Certains s’aventurent à l’intérieur, mais en général, les candidats préfèrent plutôt zoner dans les environs. Les derniers poivrots quittent les bars à minuit, les cendrillons vont retrouver leur demeure.

La nuit est épuisante et se déroule comme une course-poursuite. Le cœur bat la chamade. C’est une partie de cache-cache avec les flics qui peuvent vous coffrer pour vagabondage. C’est pourquoi, dans ce milieu, on préfère les endroits sombres ou à l’écart des grandes artères, des lieux que l’on reconnaît de loin à l’odeur d’urine qui vous prend à la gorge.

La fatigue s’accumule, la faim vous tenaille, et on voudrait dormir un peu, mais la peur empêche de trouver le repos.
Le petit matin pointe, les rues sont vides, et, route d’El Jadida, je croise un SDF épuisé qui s’est affalé sous un porche, son paquetage comme oreiller. Pas un seul SDF n’est en vue dans la ville qui s’éveille lentement en ce samedi matin. Les boutiques ouvrent, un laitier condescendant me sert, contrarié et écœuré par l’odeur que dégage mon corps sale. Il m’enjoint de m’écarter pour servir une cliente qui se tient à distance du comptoir pour commander ses viennoiseries. Jusque dans l’après-midi je chercherai un petit boulot. Dans les marchés, on m’en empêche, il faut se faire sa place. Dans la rue, il est difficile de survivre autrement qu’en s’en remettant au bon cœur des gens qui vous lancent parfois un «tu n’as qu’à aller travailler». Près du port de Casablanca, je rencontre Tarik, un jeune tout droit arrivé du Sud à la recherche d’un emploi. Il s’est fait voler son argent alors qu’il dormait dans la rue. «400 DH, c’est tout ce que j’avais et ils me l’ont pris». Il sait qu’à présent il est à la merci de n’importe qui. Monnayer son passage va dorénavant être difficile. Dans un sanglot, il dit qu’il n’avait qu’un seul souhait : construire un avenir, mais ce rêve est à présent hors de portée.

Lorsqu’on est à la rue, même si l’on n’est pas fou, on le devient rapidement car, pour s’en sortir, c’est mission impossible. On se sent alors comme Diogène : sans ville, sans maison, sans patrie, gueux, vagabond, vivant au jour le jour.


Centre social de Tit Mellil : 2 médecins, un psy et un dentiste pour 475 résidents dont 53 mineurs
Ce centre social est le seul du genre pour Casablanca et toute sa région. Composé de neuf pavillons, il s’étend sur une superficie de 8 hectares, dans un cadre aéré et verdoyant. Il est autonome et dispose des équipements nécessaires, dont un dispensaire, un hammam, une crèche et même une salle de théâtre. La formation professionnelle n’est pas en reste. Elle comprend la coiffure, l’esthétique, la coupe et la couture.

L’encadrement est assuré par quatre-vingt agents, coiffés par un directeur, diligent et disponible, M. A. Sebbar. Le staff médical comprend quatre vacataires dont deux médecins généralistes, un psychiatre et un dentiste.

Les résidents sont actuellement au nombre de 475 pour une capacité potentielle de 800. Il reflète un large éventail d’une population marginale. Les femmes constituent environ le tiers des résidents, tandis que les personnes âgées des deux sexes en représentent près du quart. On compte 114 aliénés mentaux et 24 handicapés physiques. Les mineurs en situation précaire sont au nombre de 53, alors que les enfants scolarisés sont 34. Ces quelques chiffres donnent une idée de la détresse humaine réunie dans ce lieu.


SDF, vivre sur le fil du rasoir
La pédophilie et la prostitution guettent le SDF. Pour les jeunes, la prostitution est presque inévitable. L’enfant est récupéré par des réseaux de pédophilie. Pour les adultes, c’est plus compliqué. «Mais il faut plaire, être un minimum présentable, ce qui n’est pas évident. Il s’agit alors de prostitution gérontophile, ou encore homosexuelle». «Personne n’est en mesure de nous dépanner, même pour prendre une douche». Un leitmotiv.

Si on veut travailler, il y a la vente de cigarettes au détail, on peut devenir cireur, gardien de voitures, ou encore laveur de vitres, des métiers qui nécessitent une mise de départ de 20 à 50 DH. Sommes que les SDF ont du mal à réunir. Le racket engloutit en effet leurs maigres économies, la satisfaction de leurs besoins primaires le reste.

Dans cette situation, c’est une course pour parer au plus urgent. Et la violence est partout. Ceux qui résistent aux gros bras des malfrats du quartier subissent les coups, coups de poings qui peuvent devenir des coups de couteaux. «Se défendre est quasiment impossible, si un flic te chope avec un surin, il te coffre», avoue un SDF aux dents cassées par les coups. Le mieux, dans ce cas, c’est de fuir purement et simplement.

Signe des temps : des voyous organisés en bandes se partagent des territoires. Tout le monde doit y passer, même le SDF pourtant désargenté. «On doit donner, ne serait-ce qu’une cigarette, un briquet. C’est dur, mais c’est ainsi, et le faible endure... » Donner, toujours donner : pour avoir droit à certains endroits plus «cléments», à certains trottoirs plus «sûrs».
Bienvenue dans les coins de la cité où la police se montre le moins. «Et quand elle vient, elle ne parvient pas pour autant à faire régner l’ordre». Un officier de police explique que lorsqu’on a affaire à des bandes, seuls les GUS peuvent intervenir, mais qu’il n’y a pas de réelle solution.

Noredine Elabbassi
Source: La Vie Eco

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