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Violence contre les enfants à l’école, les mauvaises habitudes persistent

Malgré leur interdiction formelle, les châtiments corporels restent très fréquents à l’école.
Une enquête, dont le rapport a été publié en mai 2006, décrit les violences (gifles, falaka, et même décharges électriques sur le corps) et évoque une fréquence alarmante des sévices...
Les enseignants évoquent les conditions de travail, la surcharge des classes, l’absence de formation. La vraie raison est culturelle car, pour certains, les enfants ne comprennent que la violence.

Saâd M. se souvient encore des coups sur les doigts que lui infligeait au moyen d’une règle métallique son instituteur d’arabe. Et les coups de bâton qu’il recevait tous les jours sur la plante des pieds. «C’était en 1961, à l’école primaire El Fida de Casablanca. Les coups étaient quasi quotidiens et j’ai fini par haïr le maître et ce qu’il enseignait. Je n’ai pu supporter longtemps ce calvaire. J’ai fini par déserter l’école.» L’élève martyrisé se tourne alors vers la rue, plus clémente. Il fait l’école buissonnière pendant trois mois, à l’insu de ses parents. Jusqu’au jour où son père reçoit une convocation du directeur de l’école pour l’informer des absences de son fils. Et d’apprendre la torture que subissait, en silence, son garçon de 9 ans. Enseignant lui-même, le père fait changer d’école à son fils. Ce dernier est maintenant quinquagénaire, ingénieur d’Etat et directeur d’un bureau d’études prospère à Casablanca.

Une enquête menée entre juillet et décembre 2004
On croyait ces punitions révolus. Il n’en est rien. L’affaire de Nihad Afroun battue par son instituteur dans une école de Tétouan en avril dernier est encore dans les mémoires. La presse a publié à la une le visage tuméfié et les ecchymoses autour des yeux de la fillette, âgée de 6 ans. La cause ? une broutille: l’instituteur était en train de faire sa prière quand Nihad a marché par inadvertance sur son tapis. La mère a raconté ainsi la scène aux journalistes : «Après avoir terminé sa prière, l’instituteur a donné un coup violent à ma fille au point qu’elle est tombée en se cognant le visage contre le sol. On ne m’a avisée que près de deux heures après l’incident». Cet enseignant avait l’habitude de frapper ses élèves sur les doigts avec une règle en fer. Plusieurs associations des droits de l’homme ont condamné cet acte de violence portant gravement atteinte aux droits de l’enfant pour la protection desquels le Maroc a ratifié une convention internationale. L’opinion publique de Tétouan a été tellement scandalisée que le ministère de l’Education nationale fut obligé de dépêcher sur place une commission d’enquête administrative. Et la mère de déposer une plainte devant le parquet de Tétouan contre l’instituteur.
En 2003, autre cas de violence extrême : une institutrice d’une école primaire au quartier Moulay Rachid à Casablanca avait jeté un enfant du premier étage. L’administration a invoqué, pour se protéger, le trouble psychiatrique dont souffrait cette femme, et l’a suspendue de ses fonctions.

Des cas isolés ? Rien n’est moins sûr. La pratique de la violence dans les écoles perdure en dépit des multiples circulaires du ministère de l’Education nationale, dont une qui date du 23 septembre 1999 : «L’utilisation de la violence par un enseignant est une violation flagrante des droits de l’enfant (...)» Une autre circulaire ministérielle a été distribuée dans toutes les écoles marocaines au début de l’année scolaire 2000-2001. Elle interdit formellement aux enseignants toute autre forme de violence envers les élèves. L’enseignant fautif est passible du conseil de discipline, de suspension, voire de sanctions pénales si la violence entraîne des séquelles graves sur l’élève martyrisé.

Mais il faut attendre la publication, en mai dernier, des résultats de la première étude du genre faite sur la violence à l’école marocaine (un rapport de 80 pages), pour prendre toute la mesure de la gravité du phénomène. Conduite par l’Ecole supérieure de psychologie de Casablanca, école privée dirigée par Assia Akesbi (voir entretien), en partenariat avec l’Unicef et le ministère de l’Education nationale, l’enquête a été étalée sur une durée de six mois, entre juillet et décembre 2004. Et en deux étapes : en été, dans les colonies de vacances, et dans les écoles à la rentrée des classes. Pourquoi les colonies de vacances ? Ce choix, précisent les rédacteurs du rapport, était «justifié par la période des vacances d’été et la fermeture des établissements scolaires. Les colonies de vacances ont permis des manifestations de libre expression des enfants, un lieu non systématiquement associé à l’autorité scolaire.» Quant aux résultats, le rapport a dévoilé l’innommable. On croit rêver en le lisant. «La violence physique, dénonce le rapport, est exercée en général par des coups avec une règle en fer, «falaka» (grosse corde nouée aux deux extrémités à un bâton qui sert à serrer et à immobiliser les pieds afin que chaque coup les atteigne). Par des coups sur la main et sur les bouts des doigts, des gifles, des décharges électriques administrées sur le ventre, la poitrine, les pieds et les mains, des coups de pied ; l’obligation de soulever un pied durant deux heures sans pouvoir le poser ; l’utilisation de fils électriques, tuyaux, câbles.» Décharges électriques ? Oui, confirment certains enfants interrogés, expliquant qu’«il existait un appareil à cet usage dans le bureau du directeur»...

Pour la moitié des parents et élèves enquêtés, frapper les enfants, c’est nécessaire pour les éduquer
La violence n’est pas que physique, révèlent en outre les enfants interrogés. Elle est aussi verbale et se manifeste par des insultes, de la discrimination entre élèves, des menaces et des brimades, la privation de récréation, la réduction des notes, l’interdiction de s’exprimer en classe ou de suivre les cours de sport. Aussi sidérant dans cette enquête, la fréquence des sévices. Sur les 1 411 élèves interrogés dans les colonies de vacances, et les 5 349 (de sixième année primaire) questionnés dans les écoles, 87% affirment avoir été frappés, dont 60% avec des règles, bâtons ou tuyaux. L’enquête n’a pas oublié les enseignants (1800 interrogés), les parents (800) et les directeurs d’écoles (194). 73 % de ces enseignants reconnaissent avoir exercé des sévices corporels sur leurs élèves, quoique 85 % parmi eux aient affirmé regretter leur geste. Souvent, cette violence corporelle sur les enfants à l’école est doublée d’une violence exercée par les parents à la maison : 61% des parents reconnaissent avoir frappé leurs enfants, 37% parmi eux disent les avoir frappés avec leurs mains ou leurs pieds, 22 % avec une ceinture, un bâton ou un tuyau. Le phénomène le plus impressionnant, note le rapport, est «la perception par les enfants de cette violence». «Pour eux, elle est normale», explique un enquêteur. «Frapper les enfants, c’est... indispensable pour les éduquer», disent 52% des parents et 50% des enfants.
Cette intériorisation de la violence à l’école est confirmée par une autre enquête de terrain effectuée en 2004 par l’Association marocaine des droits de l’homme (AMDH): le corps enseignant marocain reste tout à fait favorable à l’utilisation de la violence contre les élèves. Intitulée «Conception des droits de l’homme chez les enseignants», l’enquête a posé cette question à 1 168 enseignants : «Etes-vous d’accord pour l’utilisation de la violence à l’école ?». 51,1 % des personnes interrogées ont répondu «oui». 46,1 % étaient contre. Le reste ne s’est pas prononcé. L’enquête a concerné les enseignants dans plusieurs Académies de différentes régions du Royaume, aussi bien de l’école primaire que des collèges.

Est-ce à dire que, dans les lycées les professeurs sont plus imbus des valeurs des droits de l’homme ? «Non», répond, Mohamed Mostaghfir, responsable à l’AMDH du volet éducation sur les droits de l’homme. «Mais les élèves du deuxième cycle sont plus musclés que ceux du primaire et du collège, et l’enseignant réfléchit à deux fois avant d’infliger sa punition.» C’est ce qu’on appelle la contre-violence des élèves envers leurs enseignants, qui n’est plus rare dans les établissement scolaires marocains.

Pour quelle raison frappe-t-on les enfants dans les écoles marocaines ? Et quelles seraient les incidences de cette violence sur la psychologie des enfants ? Là encore, les données livrées par le rapport sur l’enquête (soumise aux autorités en décembre dernier et publié récemment), sont très significatives. Par ordre de fréquence, les enfants ont invoqué les devoirs non faits, puis le retard, l’absence et le bavardage, et, finalement les difficultés personnelles des enseignants. Les enseignants, eux, invoquent les conditions du travail : l’indiscipline des élèves, la surcharge des classes et l’absence d’une formation adéquate pour mieux apprendre à maîtriser la situation. «Cela fait trente ans que j’enseigne et je n’ai jamais bénéficié d’une vraie journée de formation. Une fois par an, on nous réunit et on nous donne une conférence depuis une estrade, ce n’est pas cela qui va nous aider à enseigner», tonne un enseignant dans le rapport. «J’ai 50 enfants en classe pour cette rentrée, il y en a qui sont derrière un pilier, je ne les vois même pas, comment veux-tu que je m’en sorte ?», enchaîne une institutrice dans une zone périurbaine. Le malaise des enseignants est à son comble. La plupart d’entre eux disent avoir fait ce métier par dépit et non par plaisir. Plus grave encore : «Le taux de dépression chez les enseignants est le plus élevé de toutes les professions», remarque Assia Akesbi, psychologue (voir entretien). «Cela ne justifie nullement qu’ils se défoulent sur les enfants», ajoute t-elle. Quant aux retombées psychologiques formulées dans le rapport (l’enquête a en effet été suivie par trois psychologues), elles sont citées ainsi : «Sentiments d’injustice, de peur, de haine, d’humiliation, d’infériorité, d’agressivité, de démotivation et désirs de vengeance.» Sentiment de vengeance que certains élèves n’hésitent pas à traduire en actes.

Jaouad Mdidech
Source: La Vie Eco

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