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Guerres mondiales. Nos soldats oubliés




En plus de 300 pages et 500 photos inédites, les auteurs d'un ouvrage sur nos soldats engagés dans les deux guerres mondiales retracent l'épopée de dizaines de milliers de combattants marocains morts loin de chez eux.

Sous le protectorat, les soldats marocains ont longtemps servi sous le drapeau tricolore. Coïncidence malheureuse, ils ont eu à se taper deux guerres mondiales. La sortie de l'ouvrage, Ana!Frères d'armes marocains dans les deux guerres mondiales, donne l'occasion de se plonger dans cette histoire mal connue.

1914-1918. Au service de Lyautey
L'aventure des combattants marocains en Europe débute en août 1914.
Le Maroc, qui n'est colonisé que depuis deux ans, n'a pourtant rien d'un territoire paisible. Les tribus berbères se soulèvent régulièrement contre les Français ou le Makhzen. Moha ou Hammou, le redoutable guerrier zaïan, mène la vie dure aux combattants des forces coloniales. Pourtant, Lyautey parvient à envoyer en France quelque 4300 hommes qui débarquent à Bordeaux en djellaba et suscitent un grand étonnement chez les habitants locaux. C'est le régiment de marche des tirailleurs marocains, le RMTM, qui va rapidement s'illustrer dans l'est de la France.

Quelques jours après leur arrivée, les Marocains sont incorporés dans les combats. C'est la bataille de la Marne, sanglante. Le 16 septembre, ils chargent à la baïonnette, enfoncent les lignes ennemies et libèrent Soissons. Le général Manoury écrit à leur sujet : “Disciplinés au feu comme à la manœuvre, ardents dans l'attaque, tenaces dans la défense de leurs positions jusqu'au sacrifice, supportant au-delà des prévisions les rigueurs du climat du nord, ils donnent la preuve indiscutable de leur valeur guerrière”. A quel prix ?... Sur les 4300 hommes envoyés en août, il n'en reste que 700 le 22 septembre.

Sur demande du commandement français, Lyautey continue à recruter au Maroc, exclusivement dans le Souss et le Moyen Atlas. Les nouvelles troupes du RMTM prennent position dans les tranchées et y découvrent l'horreur. A Verdun, les Marocains perdent 5 500 hommes en trois jours à peine de corps à corps. C'est en 1918 que le combat change d'âme. C'est la contre-offensive victorieuse des Alliés. Les Marocains y prennent part. Extrait d'un rapport de l'époque : “le RMTM progresse en trois jours de près de 20 kilomètres, jalonnant de ses morts les lignes de résistances ennemies, s'empare de deux villages, de 400 prisonniers et d'un nombreux matériel, contribuant ainsi, dans la plus large mesure, à une grande victoire”.

Mais les tirailleurs ne sont pas seuls. Il faut également citer les cavaliers. Pour les faire admettre, Lyautey a dû se battre contre les idées reçues. Les chevaux marocains étaient vus par l'état-major français comme “tarés, sans poids ni vitesse, très inférieurs aux chevaux algériens sous tous rapports sauf celui de la rusticité”. C'était avant de les faire monter au combat. Dès 1914, le régiment de spahis, le RMSM est impliqué dans toutes les batailles. Les cavaliers se reconvertissent souvent en fantassins après la perte de leurs chevaux - souvent en première ligne. Ils sont considérés comme des troupes d'élite, on leur réserve les attaques surprises, les poursuites en montagne, ils s'illustrent dans la Champagne française. On incorpore des cavaliers tunisiens et algériens au RMSM avant de faire marche arrière : les tensions sont vives. En 1917, ils basculent sur le front Est, dans “l'armée de l'Orient” : ils mènent bataille en Grèce, en Albanie, dans la plaine du Danube. Le tout au sabre. A la signature de l'armistice, le RMSM reste sur place et participe à l'occupation de la Hongrie et de la Bulgarie.

Comment expliquer l'engagement de ces hommes ? La motivation de ces gens, souvent issus de régions montagneuses à peine pacifiées, est un mystère. Pour l'expliquer, les auteurs du livre évoquent leur loyauté à l'égard de leur commandement, parfaitement arabophone. Il est également question de paternalisme, d'influence du sultan dont les lettres sont un motif d'immense fierté. “Ne formez qu'un seul corps et qu'une seule âme”. En terme de reconnaissance, ils sont pourtant régulièrement dénigrés : les salaires sont faibles, l'avancement inexistant et la censure de l'époque interdit aux journaux français de rendre compte de leurs exploits. Leur participation a marqué tous les esprits. Un exemple avec ce récit du soldat Edmond Tondelier qui raconte un enterrement musulman : “Dix heures : on nous informe qu'un cortège funèbre va passer, c'est un tirailleur marocain mort de sa blessure à l'hôpital. Autour du corps, tous les musulmans chantent une mélopée monotone sur un ton élevé et nasillard… Prières, chants, incantations à Allah, deux hommes descendent dans la fosse et orientent le corps presque debout vers la Mecque… et on s'en va sans avoir entendu une parole française pour cet homme mort sous nos drapeaux. C'était Layachi Ben Allal, tirailleur au bataillon marocain, troisième compagnie”.

1939-1945. Sous l'impulsion de Mohammed V
Quelques jours à peine après le début des hostilités, le roi Mohammed V, par une lettre lue dans toutes les mosquées, demande aux Marocains de s'engager pour la France. Les bureaux de recrutement au Maroc sont submergés de futurs soldats - souvent très jeunes. Berbères montagnards pour la plupart, habitués à la vie rustique et au maniement des armes et désireux de fuir la misère. Ils vont faire les frais de la stratégie désastreuse de l'état-major français, qui a bâti sa défense autour de la ligne Maginot. Dès le mois de juin 1940, on peut mesurer l'ampleur des dégâts : une division entière de 17 000 personnes a entièrement disparu depuis le début des combats. La défaite est consommée. En tout, ce sont quelque 18 000 Marocains qui sont faits prisonniers lors de cette première phase de combat. On les appelle “les prisonniers de l'an 40”. Les nazis construisent des camps spéciaux en France et en Pologne, “pour éviter de souiller le sol allemand de leur présence”. La propagande du troisième Reich se déchaîne. Comme tous les soldats des troupes coloniales, les Marocains sont présentés comme des animaux, des bêtes féroces. On parle de “honte noire”.

Au Maroc, le roi, d'abord légaliste, se range derrière la France de Vichy, tout en camouflant dans l'Atlas du matériel, des armes et des troupes. Lorsque les Américains débarquent en 1942, ils se heurtent à la résistance des troupes françaises vichystes, avant d'imposer leur présence rapidement. Ils forment une armée de 80 000 hommes, dont 21 000 Marocains, qui s'engage aussitôt en Tunisie pour faire reculer les troupes italo-germaniques. C'est “l'armée d'Afrique”, qu'un Britannique décrit ainsi : “habillés de loques, armés d'antiques fusils, dépourvus de tout transport…Leur vaillance était stupéfiante, car ils n'avaient aucune chance devant l'équipement moderne des Allemands”. C'est pourtant cette armée d'Afrique qui expulsera les Allemands de Libye.

La suite des opérations, c'est la Sicile. Le 10 Juillet 1943, 900 Marocains, 126 mulets et 117 chevaux sont intégrés à l'armée de Patton qui conquiert l'île. Extrait d'un rapport militaire : “C'est une magnifique unité… Attaquant sans arrêt les unités italo-germaniques abondamment pourvues d'armes automatiques, leur occasionnant de fortes pertes, les a obligées à la retraite, ouvrant la route vers Bizerte. Elle s'est emparée de positions très difficiles en Sicile. La présente citation comporte l'attribution de la croix de guerre avec palme”.

Mais le plus dur reste à venir. La campagne d'Italie, menée en montagne, en plein hiver 1943, est un véritable tournant pour cette guerre sans fin. L'objectif : forcer les lignes italiennes de Monte Cassino - où culmine un célèbre monastère. Les combats, dans la neige, sont féroces. Témoignage de Guy Martinet, soldat français : “Mon souvenir le plus émouvant durant la campagne d'Italie est la mort d'un de mes camarades marocains, Azzouz, à la mi-décembre 1943 : ses deux jambes venaient d'être arrachées par un obus de mortier et alors qu'il agonisait, ses camarades lui crièrent chehhed, chehhed. Et je le vis dans un ultime effort lever son index droit vers le ciel avant de mourir”. Aujourd'hui, le monastère de Monte Cassino est entouré de tombes musulmanes.

Les troupes marocaines seront ensuite employées dans la libération de la France, bien accueillies par la population malgré quelques chocs culturels. Puis, c'est la conquête de l'Allemagne et de l'Autriche, bien plus violente. Sur place, on les suspecte de participer à des viols massifs. Les auteurs du livre relativisent et citent un chef de bataillon : “Je ne nie pas qu'il y en ait eu mais il ne faudrait surtout pas exagérer : les tirailleurs arrivent parfaitement à leurs fins sans employer la violence, bien au contraire. Que l'on nous laisse tranquille avec le vieux cliché de ‘la honte noire’”. Boucs émissaires d'une pratique généralisée ? Ce qui est incontestable, c'est que la Seconde guerre mondiale, à cause de la masse de propagande et des atrocités nazies, a atteint un degré de haine inédit.

À la fin des combats, le bilan des tués marocains est de 10 000 hommes. A leur démobilisation, nombreux sont ceux qui se réengagent et poursuivent le combat en Indochine avant d'intégrer les FAR, à l'indépendance, en 1956.




Livre. Genèse d'un ouvrage
Avant d'être un (très) beau livre, Ana ! Frères d'armes marocains dans les deux guerres mondiales a été un brillant projet pédagogique. Au cœur du projet, deux classes de troisième du lycée Lyautey. Encadrés par cinq professeurs, les co-auteurs Jean-Pierre Riera et Christophe Touron mais aussi Abdenasser Bouras, Véronique Mazaz et Emmanuel de Tournemire, les élèves ont longuement étudié les mémoires de Maurice Genevoix, soldat de laGrande guerre. Ils ont trié les stocks de photos inédites mises à leur disposition gracieusement par l'université de Paris et par le ministère français de la Défense. Ils se sont déplacés sur les lieux des combats et ont rencontré la veuve de Maurice Genevoix. Evidemment, le tout a été complété par de nombreux entretiens avec les vétérans marocains - très fiers de pouvoir transmettre leurs souvenirs. Le résultat est saisissant. Un ouvrage de 300 pages, financé grâce au mécénat de plusieurs entreprises et dont les bénéfices iront aux anciens combattants.

Réda Allali
Source: TelQuel

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