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Cumul des fonctions chez les potliciens marocains

Au moins huit parmi les ministres du gouvernement marocain ont un pied dans l’exécutif et un autre dans le législatif, sans compter leur activité partisane. Mohand Laenser, Mustapha Mansouri, Yasmina Baddou sont les champions du cumul avec 5 postes de commandement. Certains délèguent, d’autres se démènent. Cette situation est légale mais est-elle réellement profitable au Maroc ?

Ils sont ministres mais aussi parlementaires, présidents de conseils municipaux, dirigeants ou membres des bureaux politiques de leurs partis respectifs. Parfois, on les retrouve à la tête de journaux ou d’associations. Certains remplissent toutes ses fonctions à la fois, ou presque. Parmi les 35 membres du gouvernement actuel, les ministres qui cumulent les mandats ne sont pas rares. On trouvera parmi eux un Mohand Laenser, ministre de l’Agriculture et du développement, secrétaire général du Mouvement populaire, parlementaire, président de la région de Fès Boulemane et de la Commune d’Imouzzer Marmoucha. A ses côtés, au gouvernement comme au Parlement, siège Mohamed El Yazghi, ministre de l’Aménagement du territoire, de l’eau et de l’environnement, premier secrétaire de l’USFP et directeur du quotidien Libération. Et si le troisième chef de parti à figurer au gouvernement, Abbas El Fassi, se contente du poste de ministre d’Etat, son parti, l’Istiqlal, compte d’autres ministres chargés de mandats, comme Mohamed Saâd El Alami, ministre des Relations avec le Parlement, membre de la Chambre des conseillers et président du Conseil municipal de la province de Chefchaouen, ou encore Karim Ghellab, ministre de l’Equipement et du transport et président de la commune de Sbata (Casablanca). Tous ces postes, légitimes puisque souvent obtenus via des élections, constituent autant de responsabilités pour les concernés. Comment ces ministres font-ils pour mener à bien toutes ces missions en même temps ?

Pour les urgences, il y a le téléphone
Face à la charge de travail que cela implique, à chacun sa méthode : «Le secret, c’est l’organisation du temps et des priorités», confie Mohamed Saâd El Alami. «Il s’agit surtout de savoir déléguer, coacher, et laisser les autres prendre des initiatives. Je ne travaille que sur le stratégique. Le quotidien, des équipes s’en occupent», explique Rachid Talbi Alami, ministre des Affaires économiques et générales et président du Conseil de la ville de Tétouan. Et d’ajouter que «pour les choses urgentes, il y a toujours le téléphone». A l’instar de plusieurs de ses collègues, ce dernier est partagé entre le ministère à Rabat et son bureau à Tétouan. Déléguer le travail ne l’empêche pas de rester souvent à son bureau de 8 h30 à 23 h, avant d’enchaîner, le week-end, avec la gestion de la ville.
Nezha Chekrouni, ministre chargée des MRE, a peut-être des horaires moins lourds, mais pas moins de responsabilités : en plus de son poste de ministre, elle est aussi, entre autres, parlementaire et secrétaire générale de la commission des femmes à l’OAT (Organisation arabe du travail). Autant de missions retardées par ses fréquents voyages à l’étranger et auxquelles il faut ajouter son travail au sein de l’USFP, où elle est membre du bureau politique. Son collègue USFP, Mohamed Achaâri, ministre de la Culture et parlementaire, avoue réserver ses fins de semaine à sa circonscription... quand il le peut.

Au-delà des activités officielles ou partisanes, le week-end se transforme pour certains en journée des doléances. «Chez nous, même le dimanche n’a pas de “horma”, ce qui signifie que, soit l’on a des réunions au niveau du parti, soit les gens viennent nous voir pour des raisons personnelles, invoquant le fait que c’est le seul moment où ils savent pouvoir nous trouver», soupire Mohamed Saâd El Alami.
Ainsi, ces cumuls se traduisent par des emplois du temps surchargés, touchant les vies privées. «Malheureusement, on ne voit pas ce côté contraignant de la chose, on ne voit que la notabilité», déplore Mohamed Achaâri. Et d’ajouter : «Ce n’est pas un privilège, on ne conserve pas les deux salaires».

Une situation légale, favorisée par les failles juridiques
Au-delà de l’aspect humain, le cumul des mandats par les ministres suscite des interrogations : est-il légal, justifiable au niveau constitutionnel ? Le fait que des parlementaires devenus ministres se retrouvent avec un pied dans l’exécutif et un autre dans le législatif est-il acceptable ? Surprise, la réponse à toutes ces questions est oui, et le Maroc est loin de constituer une exception en la matière. «Il y a des pays où vous ne pouvez être ministre que si vous êtes parlementaire. C’est le cas au Canada. Donc cela veut dire que ce n’est pas anti-démocratique, c’est même peut-être très démocratique d’avoir aussi, pour être ministre, la légitimité populaire. Ce sont deux choix aussi défendables l’un que l’autre», juge Nezha Chekrouni.
Dans cette situation, le choix du Maroc reste caractéristique des régimes dits parlementaires où, explique Amina El Messaoudi, professeur de droit constitutionnel, «il existe une règle non écrite qui veut que le chef du gouvernement choisisse ses ministres au sein du Parlement».
La différence est qu’au Maroc l’absence de régulation fait que ce cumul intervient souvent comme par défaut, lorsque des personnages déjà élus accèdent au gouvernement, alors qu’en France, par exemple, le système de suppléance oblige les parlementaires devenus ministres à céder leur place au Parlement au suppléant élu en même temps qu’eux.

Autre détail : le nombre de mandats n’est pas limité. Etonnamment, le cumul des mandats n’est pas considéré comme un mal en soi, au contraire. Dans certains cas, il peut être considéré comme un avantage dans la mesure où il permet aux ministres de rester proches des citoyens.
«C’est une valeur ajoutée pour l’habitant car je suis bien placé pour négocier des projets pour la ville», explique ainsi M. Talbi Alami, et «cela m’a permis d’abord de négocier un programme de 1,54 milliard de dirhams. Ma position m’a facilité la négociation, la mobilisation des fonds, etc.». En effet, concernant les ministres également maires, ou en charge d’une fonction communale, leur poste au gouvernement permet d’accélérer les choses à différents niveaux. Toutefois, cette situation fournit aussi des arguments à leurs adversaires politiques. Ainsi, Karim Ghellab a été accusé de profiter de son poste pour préparer les prochaines élections en lançant des travaux dans l’arrondissement dont il est président. Le concerné n’était pas joignable pour commenter la critique mais, interrogé à ce sujet, Rachid Talbi Alami se défend : «Pour eux, c’est une faille, mais pas pour moi, je profite de mon poste de ministre, mais pour la ville».

Seule incompatibilité : être ministre et membre du Conseil constitutionnel
La situation reste ici relativement simple dans la mesure où les postes de ministres et de présidents de conseils municipaux relèvent tous les deux de l’exécutif. Les choses se compliquent au niveau du Parlement où les ministres parlementaires voient leurs pouvoirs limités par rapport à leurs collègues dans la mesure où ils ne sont pas habilités à prendre des responsabilités à la tête des commissions. Au plan pratique, leur emploi du temps au gouvernement les empêchera souvent de participer aux travaux. Bien entendu, les ministres ont le droit d’envoyer des émissaires qui les tiendront au courant des débats, mais ces derniers ne pourront jamais les remplacer au moment du vote. Autre souci, même en tant que parlementaires, il leur sera difficile d’interpeller des collègues ministres. Il leur sera tout au plus possible d’avoir recours à des discussions en tête-à-tête avec les concernés. Ce sera donc aux autres parlementaires de se charger des questions écrites et orales. Ainsi, si le vide juridique est en partie responsable de la multiplication des mandats chez les ministres, l’application pratique de ces derniers leur impose quand même des limites. En parallèle, certaines tentatives seront faites pour placer des repères dans le domaine à partir de la fin des années 90.

En novembre 1999, Abderrahmane El Youssoufi, alors premier ministre, avait adressé une circulaire aux membres du gouvernement les appelant à suspendre, durant l’exercice de leur mission, toute activité professionnelle ou commerciale dans le secteur privé. Le document venait instaurer une première limitation au cumul des fonctions par les ministres, même s’il ne concernait pas les postes élus. Deux ans plus tard, il était resté lettre morte. Du coup, «le seul texte qui renvoie à une incompatibilité au niveau du gouvernement, c’est la loi organique du Conseil constitutionnel. Dans cette dernière, il est stipulé qu’un membre du conseil ne peut pas être en même temps membre du gouvernement», ajoute Amina El Messaoudi, professeur à l’université Mohammed V. Une situation qui explique le phénomène chez nos ministres, alors que nos parlementaires voient le champ de leurs possibilités précisément délimité par des textes juridiques, à l’instar de leurs homologues à l’étranger.

Le Maroc se trouve-t-il dans une situation délicate pour autant ? Une chose est sûre : il n’est pas en retard par rapport à d’autres pays, mais il s’agit d’un débat important dans la mesure où les véritables enjeux se situent au niveau de l’efficacité dans l’exécution des différentes missions ainsi que du renouvellement de la classe politique. Déjà, à l’instar de certains partis à l’étranger, l’USFP et l’Istiqlal ont adopté des mesures en interne pour limiter le cumul des fonctions en leur sein. Ils sont parmi les rares partis marocains à l’avoir fait. Leur geste est important. Lionel Jospin n’avait-t-il pas marqué les esprits en France en obligeant ses ministres à abandonner leurs mairies pour se consacrer exclusivement à leurs postes au gouvernement ?
Il reste à savoir si ces partis appliquent toujours ces règlements, et pourquoi les membres des bureaux politiques ne sont pas concernés par ces derniers. Une situation d’autant plus urgente que leur initiative pourrait bien avoir un impact sur les lois à venir.

Houda Filali-Ansary
Source: La Vie Eco

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