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La vraie fin de l’ère Basri

Plus qu’un changement de génération, le train de nominations auquel a procédé le roi Mohammed VI illustre la volonté de rompre définitivement avec de mauvaises habitudes.

Le changement est d’abord un changement de génération. Ainsi peut-on résumer la doctrine Mohammed VI, ni exprimée ni expliquée par le successeur de Hassan II, mais constamment à l’œuvre dans les nominations successives qui jalonnent le nouveau règne depuis six ans. Les hommes (et les femmes quand elles existent…) appelés à des postes dans la haute administration et les secteurs clés de l’économie correspondent systématiquement à un profil précis : ils sont issus de tous les milieux (et non d’une région ou d’une catégorie sociale), ont à peu près l’âge du roi (42 ans), ont reçu une excellente formation (souvent Écoles des ponts et chaussées, Polytechnique, Massachusetts Institute of Technology, MIT) et ont déjà fait leurs preuves dans leur domaine. Parfois installés en Europe ou aux États-Unis, ils abandonnent des situations confortables pour répondre aux sollicitations du pays.

Le dernier train de nominations auquel a procédé Mohammed VI, le 15 février, illustre encore cette doctrine et lui donne plus d’ampleur. Parmi les promus, certains sont connus. On peut citer Driss Benhima, 52 ans, École des mines, Ponts et Chaussées, qui prend les rênes de la RAM (Royal Air Maroc). Autre grosse pointure, Mostafa Terrab, 51 ans, Ponts et Chaussées, MIT, quitte la Banque mondiale pour diriger l’Office chérifien des phosphates (OCP). Faïçal Laraïchi, 47 ans, Stanford University, est à la tête du holding qui coiffe les deux chaînes de télévision, créé en prévision de l’ouverture programmée du paysage audiovisuel. D’autres apparaissent pour la première fois sous les feux de la rampe, tels Younès Maamar, la quarantaine, qui s’éloigne, lui aussi, de la Banque mondiale pour prendre la tête de l’Office national de l’électricité (ONE), ou encore Fouad Brini, 43 ans, ingénieur issu du privé (Bull France et Bull Maroc), qui prend en charge l’Agence de développement du Nord (ADN)…

Mais il est clair que c’est l’arrivée de Chakib Ben Moussa à la tête du ministère de l’Intérieur qui fait l’événement. À vrai dire, il était déjà dans la place puisqu’il occupait le poste névralgique de secrétaire général du même ministère. Sa désignation en décembre 2002 avait surpris. Cet ingénieur, disait-on, avait davantage le profil requis pour la gestion des choses que pour le gouvernement des hommes. Mais on découvre aujourd’hui qu’elle constituait les prémices d’une transformation en profondeur d’un ministère qui, de par ses objectifs et son fonctionnement, ne devra plus être ce qu’il était. Pour tout dire, Chakib Ben Moussa à l’Intérieur marque la vraie fin de l’ère Driss Basri. Indéboulonnable au temps de Hassan II, celui qui fut ministre pendant vingt-cinq ans (de 1974 à 1999) avait fait de ce département « la mère » de tous les ministères. Non seulement il cumulait l’Information, mais il phagocytait plusieurs secteurs (Finances, Agriculture, Éducation, etc.) et faisait office de véritable Premier ministre.

Mohammed VI a succédé à son père le 23 juillet 1999, mais c’est en renvoyant Driss Basri, le 9 novembre 1999, qu’il a pris pleinement le pouvoir. En l’espace de six ans, Chakib Ben Moussa est le quatrième titulaire de ce poste. C’est dire l’importance de la fonction et le pragmatisme qui caractérise la recherche de l’homme idoine. Le premier successeur de Basri, Ahmed Midaoui, a fait long feu : erreur de casting. Le deuxième est Driss Jettou, sorti par le haut pour devenir Premier ministre. Il avait tout fait pour laisser la fonction à son « compatriote » d’El-Jadida : Mostafa Sahel. Avec Chakib Ben Moussa, la recherche tâtonnante semble achevée. Tout indique qu’on a enfin trouvé l’homme qu’il faut à la place qu’il faut.

Ponts et Chaussées, Polytechnique, MIT, le nouveau ministre de l’Intérieur, 48 ans, a derrière lui une carrière riche et variée dans le privé et le public. Professeur au MIT, plus jeune directeur des routes à l’Équipement, président de la zone franche de Tanger, directeur des Brasseries du Maroc… secrétaire général auprès du Premier ministre Abdelatif Filali en 1995, il échut en héritage à Abderrahmane Youssoufi, le chef du gouvernement d’alternance. Son intégrité et sa connaissance des dossiers le destinaient à porter un concours précieux au Premier ministre socialiste. Mais l’entourage de ce dernier, brouillon et accapareur, en décida autrement…

Tous ceux qui l’ont vu à l’œuvre dans les ministères ou les entreprises sont formels : Chakib Ben Moussa n’est pas seulement un fort en thème. Rigoureux, bûcheur, policé, calme, il a toutes les qualités d’un grand commis de l’État. Sous son autorité, le ministère de l’Intérieur pourra rompre définitivement avec les mauvaises habitudes de l’époque Basri, et surtout mettre ses ressources, qui ne sont pas négligeables, au service d’une politique hardie de décentralisation et de modernisation. Avec ce ministère rénové, l’Initiative nationale de développement humain (INDH), l’un des grands desseins du règne, trouvera un instrument privilégié d’efficacité et d’accélération.

Il y a donc un nouveau ministre de l’Intérieur, lequel est toujours flanqué d’un ministre délégué, en l’occurrence Fouad Ali el-Himma, ancien condisciple du roi et l’un de ses plus proches collaborateurs. Comment fonctionnera au sommet le tandem ? Ici, la question paraît plus théorique que réelle. Car d’entrée de jeu les rôles semblent mieux définis que jamais : la gestion, l’administration relèvent du ministre ; les affaires politiques et la sécurité, du ministre délégué. « En vérité, Ben Moussa continuera à faire ce qu’il faisait comme secrétaire général du ministère, explique un observateur. Il ne le fera plus sous l’autorité, au demeurant factice, d’un autre… » et d’ajouter : « L’événement, c’est finalement le départ de Sahel… »

L’explication de la nomination de ce dernier à l’ambassade auprès de l’ONU à New York ne fait pas mystère. On prête au Maroc l’intention de prendre une initiative sur l’affaire du Sahara, susceptible sinon de mettre fin au conflit, du moins d’embarrasser ses adversaires. Il s’agit de l’instauration d’un régime d’autonomie dans les provinces du Sud (Sahara occidental) qui serait généralisé par la suite à l’ensemble du royaume. Cette évolution devant faire l’objet d’un plan présenté à l’ONU, qui mieux que l’ancien ministre de l’Intérieur pourra le défendre ?

Curieusement, tous ces changements, dont la désignation d’un nouveau ministre de l’Intérieur, se sont déroulés en l’absence du Premier ministre Driss Jettou. Plus curieux encore : nul ne s’en est offusqué ni l’a même relevé. Ce qui serait une incongruité ailleurs paraît ici dans l’ordre des choses : c’est le roi qui trace les grandes orientations, procède à toutes les nominations, et le ministère de l’Intérieur, comme tous les ministères de souveraineté, relève de son domaine réservé. On explique que pour être discret Driss Jettou n’en a pas moins de mérites reconnus de plus en plus par tout le monde. « Il s’occupe de la gestion quotidienne du pays, ce qui n’est pas rien. »

En annonçant la nomination d’un nouveau ministre de l’Intérieur, avec son portrait seul à la une, le quotidien indépendant Al-Ahdath Al-Maghribia a publié une chronique dans une rubrique intitulée « Sous ma responsabilité ». Citant Joseph Stiglitz, le Prix Nobel d’Économie, qui compare les technocrates à ces pilotes de guerre qui jettent des tonnes de bombes sans se préoccuper de leurs conséquences au sol, l’auteur s’interroge : « Où est le gouvernement politique ? Où est l’alternance ? » Maroc Soir, proche du Palais, met en vedette le roi recevant le ministre de l’Intérieur sous le titre : « Un nouveau souffle pour l’administration ». Une question essentielle se pose aujourd’hui au Maroc : comment éviter les dérives de la technocratie ? Autre question, non moins essentielle : comment rendre à la politique ses lettres de noblesse et la concilier avec les obligations de résultat et l’efficacité ? Le débat est à peine esquissé. Quelles qu’en soient les conclusions, une chose est sûre, il se déroulera dans une totale liberté.

Hamid Barrada
Source : Jeune Afrique

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