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Meknès : la vitrine du PJD se fissure

Pour avoir voulu trop en faire et malgré un bilan flatteur, le maire islamiste s'est aliéné la société civile. Et a perdu la majorité au conseil municipal.

C'était au Maroc, il y a un peu moins de deux ans. Les élections municipales avaient pour la première fois porté un islamiste à la mairie d'une ville de 750 000 habitants. Avec Aboubakr Belkora, « barbu » modéré à la mise élégante, le Parti de la justice et du développement (PJD) tenait son modèle de « bonne gouvernance » propre à rassurer ceux qu'effrayait la poussée des religieux. Ce test local ne serait certes pas une épreuve facile, compte tenu de la courte majorité de la coalition qui l'avait emporté, mais aussi des infrastructures délabrées de la ville, du nombre de chômeurs, des tensions sociales qui avaient depuis longtemps largement franchi la cote d'alerte et du piteux état d'institutions corrompues. Autant de problèmes qui avaient poussé les électeurs de Meknès à se lancer dans une aventure politique inédite. Et incité, peut-être, le pouvoir de Rabat à les laisser faire...

Aujourd'hui, nous retrouvons Belkora, flanqué des collaborateurs de son parti qui l'entourent - qui l'encadrent ? - depuis le premier jour, défendant son bilan devant une délégation de l'Union européenne. Le discours n'a pas changé, même s'il s'appuie désormais sur un diaporama que le député (PJD lui aussi) de Meknès Rachid Talbi semble avoir déjà eu à maintes reprises l'occasion de dérouler devant des invités étrangers. Et l'on ne manque pas d'effeuiller les mêmes fleurs de rhétorique, cent fois rabâchées : la déléguée irlandaise, qui n'en demandait pas tant, aura droit aux sempiternelles protestations d'amitié à l'adresse des juifs, « nombreux à venir à Meknès », pour qui « on va organiser un pèlerinage ». À l'intention de son collègue néerlandais, un autre couplet classique : la réglementation de la vente du vin ne relève pas de la municipalité et les poivrots non musulmans n'auront donc rien à redouter du pouvoir local des islamistes. Cerise sur le gâteau que ces derniers tendent ostensiblement aux touristes - très attendus, même si « nous ne commettrons pas les mêmes erreurs que Marrakech avec les maisons d'hôtes... » -, les conseillers énumèrent encore les festivals et autres activités culturelles qui leur tiennent à coeur : de la poésie au cheval en passant par le théâtre, sans oublier un défilé de mannequins, symbole ambigu de cette ouverture d'esprit affichée par les traditionalistes.

Enfin, le poids de l'héritage du passé sera bien sûr rappelé à tous, comme l'étroitesse de la marge de manoeuvre laissée à l'équipe par le fardeau de ses charges fixes : 46 % du budget de la ville (17 millions d'euros) est absorbé par la masse salariale des 2 200 fonctionnaires, 15 % par le remboursement des dettes, 11 % par le coût du nettoiement et 13 % par les dépenses d'eau et d'électricité. Ce qui condamne le maire à ne pas dépenser plus de 25 euros environ par an et par habitant pour changer le monde, ou... transformer sa ville. Les Européens, visiblement prêts à déclarer forfait dans de telles conditions, lèvent les bras au ciel, mais Aboubakr Belkora les apaise : « Je n'ai pas l'habitude de rappeler éternellement le manque de fonds. Et puis, nous avons des idées, de l'imagination... »

De fait, après ces préliminaires, lorsque les nouveaux occupants de la mairie passent à l'inventaire de leurs deux années d'action municipale, on doit bien convenir avec eux qu'ils ne sont pas restés inertes.

La structure administrative de Meknès a été rationalisée. Les quatre communes ont été regroupées en une seule, ce qui améliore l'efficacité par la simplification des procédures. Et, d'ores et déjà, les résidents en profitent : ainsi, l'existence d'un guichet unique concernant les permis de construire (« une première quasi mondiale ! »), s'ajoutant à une réduction drastique de leurs délais d'attribution (« de plusieurs semaines à parfois moins de vingt-quatre heures »), n'est sans doute pas pour rien dans le « boom immobilier » que connaît la ville, avec une hausse de plus de 350 % du rythme des constructions. Dans tous les domaines de l'action municipale, l'équipe de Belkora a adopté une « démarche qualité » conforme aux normes internationales ISO 9001 grâce au recours à des indicateurs de gestion et à la formation du personnel. Au passage, le maire regrette que ce « challenge à l'échelle du monde arabe » ait été davantage soutenu par Bertrand Delanoë, le maire de Paris, et par l'Association des maires francophones (AMF), par la ville jumelle de Nîmes ou encore par Marseille - avec laquelle Meknès est liée par des accords de coopération - que par les autorités de son pays.

Le dossier prioritaire des transports publics - dont dépendent notamment les trajets quotidiens de milliers d'étudiants -, « plombé » par l'énorme ardoise de l'ancienne Régie, s'il n'est pas encore totalement résolu, paraît en bonne voie : 17 sociétés se pressent pour répondre à l'appel d'offres international lancé par la commune en vue de la concession du service. Ce sont des Espagnols qui tiennent la corde. Le budget alloué aux espaces verts a été multiplié par trois. Jusqu'au ramassage des ordures ménagères et aux piscines, assainies dans leur exploitation, qui ont dorénavant leur part dans ce « coup de fraîcheur » dû à la restauration de l'action municipale.

Le secret de cette réussite : pour pallier le manque de ressources, on fait des économies. Fini la gabegie des prédécesseurs ! Les dépenses de téléphone sont écrasées (en baisse de 75 %), comme celles du carburant et de l'entretien des véhicules publics (- 50 %) et des primes d'assurance (- 75 %). Ici, la rigueur a pour nom « préservation des biens publics », « moralisation des marchés » et « réalisation du développement global ».

Mais il y a plus spectaculaire encore : fin 2005, Meknès devrait être proclamée « Première ville sans bidonvilles au Maroc », grâce au « recasement » de milliers de ménages et au grand dam, sans doute, d'Essaouira, qui revendique le même titre de gloire !

À l'évidence, on s'attendrait qu'un tel palmarès à mettre au crédit des « intégristes intègres » qui ont pris les commandes de la municipalité produise davantage d'envieux que de mécontents et se traduise par une popularité accrue du PJD.

Las ! Lorsque nous nous retrouvons « entre nous » après le départ des observateurs de Bruxelles, le maire et sa « garde rapprochée » accusent une fatigue qui n'est pas seulement celle de la journée. Le monde est décidément bien ingrat : la « trahison » de quatre conseillers qui ont lâché la coalition composée par Belkora et les siens vient de coûter sa majorité à l'équipe en place. Si les comptes administratifs de 2004 ont finalement pu être adoptés par un vote du conseil, c'est grâce à une « manip » de procédure des pro-PJD qui n'a pas manqué de déchaîner les protestations véhémentes de leur opposition (PPS, USFP, Istiqlal, MP, etc.). Voilà qui fait désordre dans la vitrine de l'éthique municipale.

En outre, vaincus - pour le moment - sur le papier, les opposants prennent leur revanche en bloquant sur le terrain du Riad Park, en plein centre-ville, le « grand projet » du mandat d'Aboubakr Belkora : sur 10 hectares au pied de la grande muraille de la médina, à un jet de pierre de la porte Bab el-Mansour, le groupe de Miloud Chaabi, politiquement proche du PJD et célèbre pour refuser la vente de l'alcool dans ses grandes surfaces, se voit toujours refuser la concession qui lui permettrait d'installer des dizaines de boutiques, un parc de loisirs, des supermarchés... À lui seul, le loyer qui serait perçu par la commune financerait une bonne partie des grands travaux dont celle-ci a l'ambition.

Mais l'opération aurait pour première conséquence de menacer, sinon de ruiner, les petits commerçants de la médina toute proche, groupés dans une association qui n'a pas l'intention de se laisser faire et voit ses effectifs grossis par des marchands ambulants qui rechignent à se laisser sédentariser. Cette fois-ci, c'est le peuple qui gronde. L'indemnité prélevée sur l'excédent d'exploitation de la commune - une mesure controversée, puisqu'on accuse Belkora de l'avoir réservée aux sympathisants islamistes - qui lui a été attribuée ne suffit pas à calmer une corporation déjà échaudée par l'installation d'autres grandes surfaces, à bonne distance du centre commerçant, celles-là.

Pas facile, décidément, d'être un islamiste modèle. Pour avoir été placé trop en vue et avoir voulu trop en faire, l'activiste Belkora s'est aliéné la société civile de Meknès. Et son libéralisme comme sa morale autoproclamée ne suffisent apparemment plus à lui rallier une opinion dont ses adversaires attendaient qu'elle fléchisse pour reprendre leur offensive, avec les « bonnes vieilles méthodes » du passé. Un signe pour l'avenir, quand le PJD sera « aux affaires », à l'échelon national, cette fois ?

JACQUES BERTOIN
Source : Jeune Afrique

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