Menu

Les «années de plomb» exorcisées à la télé au Maroc

Première dans le monde arabe, les victimes torturées pendant la répression sous le règne de Hassan II témoignent lors d'auditions publiques.

Rachid Manouzi avait 19 ans lorsqu'il fut arrêté sans raison et emprisonné. A 53 ans, il revit ce qui fut sa pire humiliation quand il dut entendre un de ses geôliers lui lancer : «Vous les Manouzi, j'aurais aimé vous brûler, vous réduire en cendres, vous mettre dans une boîte de sardines et la fermer.» El Ghali Bara a dix ans de plus. Pendant quinze ans, il a été emprisonné dans un de ces centres de détention secrets qui, sous Hassan II, se sont multipliés dans des zones désertes. Il n'en sortira qu'en 1991 à la faveur d'une grâce royale. Il dit qu'il est «impossible de pouvoir décrire les souffrances» endurées. Mais il ressent encore la «brûlure des cigarettes enfoncées sur tout le corps» par ses tortionnaires. Bechari Dahou était, lui, professeur de français quand, en 1973, son appartenance à un parti de gauche et au syndicat national de l'enseignement lui a valu d'être arrêté. Lisant un texte, il égrène pendant vingt minutes «l'extermination des hommes dans des conditions barbares dans un centre de torture de Casablanca puis dans une casbah» dans le sud du royaume. Sur treize détenus, seuls trois hommes en sont sortis vivants.

C'est mardi que la télévision et la radio nationales marocaines ont commencé à diffuser en direct les témoignages des victimes de la répression féroce qui, sous le règne de Hassan II, a frappé des dizaines de milliers de Marocains, notamment entre 1960 et 1970. Cinq ans après sa mort, son fils et successeur, Mohammed VI, soumis à la forte pression d'une société civile assoiffée de vérité, affirme vouloir faire en sorte que «les Marocains se réconcilient avec eux-mêmes et avec leur histoire». Du coup, le pays entrouvre la page de ces «années de plomb», qui ont décimé l'extrême gauche, comme celle de la répression qui a maté les soulèvements du Rif (1958-1959) et du Moyen Atlas (1973), les émeutes populaires de 1981, 1984 et 1990, ou les manifestations au Sahara occidental.

Dossier épineux. Les auditions publiques, qui se sont poursuivies mercredi à Rabat dans l'auditorium même d'un ministère, reprendront ­ toujours retransmises en direct ­, début janvier pendant dix semaines dans dix villes différentes : Casablanca, Khénitra, Al Hoceïma, Tan-Tan, Fès, Smara, partout où des femmes et des hommes ont été arbitrairement arrêtés, torturés, engloutis souvent à jamais. Au total, deux cents victimes devraient être entendues au cours de ces auditions qui ont lieu en présence de plus de deux cents personnes, militants des droits de l'homme, responsables politiques, journalistes... Elles sont organisées par l'Instance équité et réconciliation (IER), un organisme gouvernemental mis en place en janvier 2004 par Mohammed VI pour régler définitivement ce dossier épineux. Présidée par Driss Benzekri, un ancien prisonnier politique très respecté, cette instance a reçu plus de 22 000 dossiers de victimes qui attendent, outre une reconnaissance morale, un suivi médical ou psychologique et une réparation financière.

Si nul ne remet en cause l'intégrité de Driss Benzekri ni de la plupart des anciens prisonniers politiques membres de l'IER, les organisations marocaines de droits de l'homme pointent les limites de l'exercice. Non sans reconnaître l'utilité de ce travail de mémoire. L'assistance, en effet, ne peut poser aucune question et, surtout, les victimes ne sont pas autorisées à donner l'identité des responsables des sévices. «Encouragement à l'impunité», estime l'Association marocaine des droits humains (AMDH, indépendante) qui demande le jugement des tortionnaires en insistant sur le fait que certains d'entre eux occupent encore des postes importants. Pour l'IER en revanche, «il faut éviter toute chasse aux sorcières qui raviverait les tensions dans le pays et mettrait en danger le processus de démocratisation». Ahmed Marzouki, un rescapé du bagne de Tazmamart, se montre, lui, plus pragmatique. «Il est inconcevable qu'on demande aux victimes de ne pas citer le nom des tortionnaires», estime-t-il dans l'hebdomadaire Le Journal. Tout en reconnaissant que «parler aujourd'hui de leur souffrance et de leur mort est en soi une reconnaissance de l'implication de l'Etat». Et l'ancien détenu de remarquer : «Si on s'approche de 50 % de la vérité, c'est une victoire.»

Violations graves. Une autre critique de fond est adressée à l'Instance équité et réconciliation. Elle se voit reprocher une démarche tournée uniquement vers le passé alors que de nouvelles violations graves sont commises aujourd'hui, notamment dans le cadre de la lutte contre le terrorisme islamiste engagée après les attentats kamikazes de 2003 qui avaient fait quarante-cinq morts à Casablanca. On connaîtra de toute façon mieux la portée de cette initiative en avril prochain : l'IER devrait alors publier son rapport final exposant les raisons et les responsabilités institutionnelles des exactions commises sous Hassan II.

Quelles que soient ses limites, l'initiative de Mohammed VI n'en est pas moins une véritable première dans le monde arabe. C'est aussi une brèche dans l'omerta que font régner les régimes dictatoriaux de la région. «C'est le Maroc de cette époque-là qui est donné à voir aujourd'hui dans toute sa monstruosité», remarque le journal Aujourd'hui le Maroc, en soulignant que «personne ne sait ce qui va sortir de cette catharsis cathodique».

Le processus engagé est aussi décisif pour une société qui a besoin de savoir que les sacrifices faits par ceux qui se sont opposés au régime autoritaire n'ont pas été vains. Enfin, dans un pays où l'Etat souffre d'une perte de crédibilité provoquée notamment par la corruption et l'absence de justice, un débat public peut contribuer à une réconciliation minimum avec les citoyens. Une nécessité au moment où les autorités sont confrontées à une grave crise sociale et à l'extrémisme islamiste. Reste une certitude : cet exorcisme du passé n'aura de sens que s'il est entrepris pour empêcher que de tels abus ne se perpétuent aujourd'hui.

Par José GARÇON
Source: Libération

Emission spécial MRE
2m Radio + Yabiladi.com