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Georges Fleury: "Ben Barka a été incinéré dans l’Essonne"

Quarante-quatre ans après la disparition de l’opposant marocain en plein Paris, l’écrivain Georges Fleury, ancien des commandos de marine, confie au JDD un "dossier secret" des gendarmes.

- Quand avez-vous été destinataire de ce nouveau "dossier Ben Barka"?
- Il y a vingt-cinq ans, dans un Salon du livre. Je signais des ouvrages quand quelqu’un s’est approché de la table et a posé devant moi une chemise grise remplie de documents. L’inconnu a juste dit "c’est pour vous" avant de tourner les talons.

- Qu’est-ce que vous avez fait?
- Ce qui saute aux yeux, en l’ouvrant, ce sont tous ces tampons "secret" qui barrent les pages. On y découvre que les gendarmes, dès 1965 et 1966, ont collecté tout un tas de renseignements d’informateurs anonymes. Tout ce dossier montre que Pierre Messmer, le ministre de la Défense de l’époque, était informé en temps réel du travail des gendarmes sur le terrain.

- Qu’est-ce qui a retenu votre attention?
- On tombe tout de suite sur la première fiche de renseignements concernant les truands qui ont participé à l’affaire. Chacun y est décrit par ses tatouages. Par exemple, Georges Boucheseiche, dit "Gros Jo", chez qui Ben Barka a été séquestré dans l’Essonne: tatouage au bras gauche, une femme assise, un poignard, une inscription "Toto Robinson", une mosquée, puis une autre inscription, "souffre et rien dire" et "j’ai soif". Un autre truand, Palisse, a "une tête d’apache" sur l’avant-bras droit… Bref, à lire ces descriptions, on est tout de suite plongé dans le monde des voyous.

- Y a-t-il des pistes sur la mort de Ben Barka?
- Oui, il y a aussi cette piste étrange. Dans ce dossier on voit que les gendarmes ont un informateur qui leur livre des éléments précis sur deux personnes qui auraient incinéré le cadavre de Ben Barka. Les gendarmes ont leurs noms, leurs adresses, et même le montant de la somme qu’ils auraient touchée pour le faire, 5 millions de francs de l’époque, ce qui était une fortune. Et puis en deux phrases, dans un rapport postérieur, ils signalent à leur hiérarchie que les deux suspects ont été interrogés et "nient les faits". C’est tout. Un peu plus tard, les mêmes gendarmes vont fouiller une propriété à Villabé. Ils sont accompagnés de deux policiers "de la préfecture de police", "Legris et Lecoq". Et ils découvrent, sur un tas de cendres, "un bout de tissu et un morceau de cuir"… Il n’y avait pas d’enquête ADN à l’époque, et ces deux éléments matériels sont alors confiés à la brigade de Mennecy, dans l’Essonne…

- Avez-vous revu votre source?
- Oui, je l’ai revue quelque temps après avoir lu le dossier. En discutant avec elle, j’ai compris qu’elle était persuadée que Ben Barka avait été incinéré dans l’Essonne. Et que c’est peut-être la raison pour laquelle elle m’avait confié ce dossier. En tout cas, pour moi, c’est que ce qui s’est passé, je crois beaucoup à cette piste. A-t-elle été exploitée à l’époque? Est-ce vérifiable aujourd’hui? Je me pose la question.

- Avez-vous parlé de cette hypothèse à Constantin Melnick, l’ancien patron des services secrets?
- Oui, et il m’a dit que tout cela était parfaitement plausible. Au moment de la disparition de Ben Barka, Melnick, ancien conseiller technique du Premier ministre Michel Debré pour "la sécurité et le renseignement", a été prévenu par Edouard Behr, qui était le journaliste de Newsweek en poste à Paris, réputé proche de la CIA. C’est Melnick qui a ensuite prévenu Michel Debré qui a prévenu Pompidou puis de Gaulle. A moins que ce dernier ne l’ait appris par Foccart [le controversé conseiller aux Affaires africaines de l’Elysée], que Melnick ne tenait pas en grande estime… Foccart, lui, a souvent travaillé avec des truands. Toujours est-il que de Gaulle, qui disait que du coté français l’affaire Ben Barka ne touchait "que du vulgaire et du subalterne", en a profité pour décapiter les services secrets, qu’il n’a jamais aimés… Il a même fait limoger le général Jacquier, un compagnon de la Libération.

- Vous avez été proche de Pierre Messmer avant sa mort. Lui avez-vous parlé de l’affaire Ben Barka?
- Plusieurs fois, oui. Il était toujours très évasif, il disait que c’était du passé et qu’il ne servait à rien de le remuer. Une fois, à propos d’une autre affaire, sur laquelle je le questionnais, Pierre Messmer s’est fâché et m’a dit: "Fleury, je n’ai jamais eu besoin de faire appel à des truands. J’avais assez de volontaires à la Sécurité militaire."

- Qu’avez-vous fait de ce dossier?
- Je l’ai rangé chez moi et je ne l’avais jamais rouvert. J’ai fait cinquante-quatre livres* depuis 1973, je n’ai jamais voulu m’attaquer à l’affaire Ben Barka, la plus glauque de toutes. Je suis passé à autre chose et je croyais que cet épisode était oublié depuis longtemps. Et puis j’ai vu qu’un juge d’instruction français avait toujours une enquête en cours. J’ai repensé à ce dossier et j’ai eu un mal fou à le retrouver dans mes archives. Mais il était là, intact. En le relisant, j’ai découvert que la justice, dès 1966, s’était intéressée aux Marocains à l’encontre desquels le juge d’aujourd’hui lance en vain des mandats d’arrêt internationaux. Je me suis dit en refermant cette chemise grise que je ne pouvais plus garder tout cela pour moi.

- Vous allez le remettre à la justice?
- Bien sûr, si elle me le demande. La famille Ben Barka mérite de pouvoir faire son deuil. Je comprends le fils de Ben Barka, quand il dit qu’il se battra bec et ongles pour connaître la vérité. Je me souviens que, quand je faisais la guerre d’Algérie, dans certains villages, les familles étaient très soucieuses de retrouver leurs morts. C’est capital pour pouvoir faire le travail de deuil. La France et le Maroc doivent leur ouvrir toutes leurs archives. Pour pouvoir tourner la page et faire avancer la démocratie des deux côtés de la Méditerranée.

- Etes-vous toujours en contact avec votre source?
- "Long silence", comme aurait dit Foccart. Non, je l’ai perdue de vue.

Source : lejdd.fr

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