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Un Premier ministre sans portefeuille

Moins de deux semaines après les élections législatives du 7 septembre, Mohammed VI a procédé à la désignation du Premier ministre chargé de former le gouvernement. Son choix s’est porté sur Abbas el-Fassi, secrétaire général de l’Istiqlal, le parti arrivé en tête du scrutin avec 52 députés sur les 325 que compte la Chambre des représentants.

Bien qu’elle soit scrupuleusement en harmonie avec la « méthodologie démocratique » réclamée par Abderrahmane Youssoufi au lendemain des précédentes législatives (2002), la décision royale a surpris. Et même, ici ou là, choqué. Au sein de la classe politique, on s’était persuadé que la nomination du leader de l’Istiqlal était « inconcevable » parce qu’il était loin d’être en phase avec le « nouveau Maroc ». Que l’Istiqlal, le parti gagnant, dirige le gouvernement était légitime. Mais à travers d’autres personnalités, plus jeunes, plus « modernes », et qui ont d’ailleurs fait leurs preuves dans le cabinet de Driss Jettou. On évoquait avec insistance Adil Douiri (Tourisme), Karim Ghellab (Transports) et, surtout, Taoufiq Hejira (Habitat).

Un tel compromis supposait la résignation, sinon l’acquiescement, du chef du parti. Ce n’était pas le cas. Pour Abbas el-Fassi, c’est le secrétaire général et personne d’autre qui devait être Premier ministre. Il en a fait un dogme, et depuis longtemps un objectif. « Affaire d’amour-propre, explique un observateur, il y va du prestige du parti nationaliste. » Que Youssoufi, le leader de l’Union socialiste des forces populaires (USFP) issue d’une scission de l’Istiqlal consommée en 1959, ait accédé à la primature alimente cette conviction. À vrai dire, l’ambition ciblée de Abbas el-Fassi était perceptible dès le « gouvernement d’alternance » confié par Hassan II au socialiste en mars 1998. El-Fassi siégeait dans le gouvernement (Emploi et Formation professionnelle) et passait son temps à le contredire. La « participation critique » était à ses yeux la meilleure manière de postuler à la succession de Youssoufi. Le « double jeu » indigne encore aujourd’hui un acteur de cette période : « Il était odieux ! »

De son passage au gouvernement, il emporte un scandale qui n’a pas fini de défrayer la chronique. Une société maritime des Émirats arabes unis dénommée Al-Najat cherchait à pourvoir 30 000 emplois bien rémunérés (7 800 dollars) sur des bateaux de croisière. Le recrutement est organisé par l’Agence nationale de promotion de l’emploi et des compétences (Anapec) avec la bénédiction du ministère de l’Emploi. Les candidats affluent massivement de toutes les régions du royaume et avoisinent les 50 000. Ils passent par une clinique installée à Casablanca pour obtenir les certificats médicaux exigés et déboursent 900 dirhams. Finalement, il ne s’agissait que d’une escroquerie grotesque. La responsabilité du ministre est engagée, d’autant qu’il a délibérément tardé à réagir. Plus grave, lorsque le scandale éclate, il essaie de se défausser sur… le Premier ministre. Mais tout le monde sait de quoi il retourne. Les victimes se sont organisées pour se défendre et la presse en parle régulièrement. Et c’est parce que Abbas el-Fassi « n’a pas fini de traîner cette histoire », comme l’admet l’un de ses amis, qu’on avait tendance à écarter sa nomination à la tête du gouvernement. Mais c’était compter sans la détermination du leader nationaliste.

Déjà, au lendemain des élections de 2002, il a cru son heure arrivée. Pour les résultats, il a disputé la première place à l’USFP (50 députés), considérant qu’elle aurait dû revenir à l’Istiqlal malgré ses 48 sièges. Pour forcer la main au Palais et l’amener à le choisir comme Premier ministre, il a constitué une coalition hétéroclite, quitte à faire voler en éclats la Koutla - alliance regroupant l’Istiqlal, l’USFP et le Parti du progrès et du socialisme (PPS). Comme du côté des socialistes Mohamed Elyazghi s’est livré aux mêmes jeux politiciens, le roi a fini par renvoyer tout le monde dos à dos en appelant Driss Jettou, un homme sans parti. Youssoufi, qui aurait pu, selon la « méthodologie démocratique », rempiler, s’est résigné. Homme de devoir, il a aidé Jettou à former son équipe en y maintenant les socialistes tentés, Elyazghi en tête, par une aléatoire et aventureuse opposition. Puis s’est retiré de la vie politique.

S’agissant de la participation de l’Istiqlal, le Palais et Jettou ont été bien inspirés de sélectionner des ministres jeunes, compétents, dont les liens avec le parti nationaliste se limitaient à des attaches familiales. Aucun poste n’a été offert à Abbas el-Fassi, le secrétaire général, mais il a tout fait pour être au gouvernement. Finalement, on a créé pour lui un ministère d’État sans portefeuille… Ce faisant, il poursuivait son objectif de toujours, estimant que sa présence aux côtés de Jettou lui permettrait de lui succéder le jour venu.

Voilà, c’est fait. Abbas el-Fassi est Premier ministre du royaume du Maroc. Mais avant d’évoquer son itinéraire et d’évaluer ses chances de succès, il convient de souligner un fait exceptionnel, qui illustre à la fois ses mérites et l’ampleur de sa mission. Un fait revient dans toutes les conversations depuis le 20 septembre. Qu’on y réfléchisse, « Sid’el-Abbas » est seul à vouloir vraiment le poste qu’il occupe désormais. Le roi l’a choisi pour sacrifier aux exigences formelles de la démocratie, mais chacun sait que ce n’est pas son choix. Il n’a rien de ces managers selon son cœur qui ont son âge, qui ont travaillé (ou peuvent le faire) dans les grosses boîtes internationales et qui façonnent aujourd’hui le « Maroc qui bouge ». Dans le pays, on avait boudé les urnes (37 % de participation) parce qu’on était en quête d’hommes nouveaux, dynamiques et efficaces, et Abbas el-Fassi n’en a pas exactement le profil. Il n’est pas jusqu’à l’Istiqlal lui-même où l’on dénote un étrange sentiment de réserve. Point d’enthousiasme triomphaliste, plutôt un scepticisme mâtiné d’inquiétude. On sent une résignation dictée par la discipline de parti et, sans le dire ouvertement, on aurait préféré que le roi porte son choix sur un homme de la nouvelle génération.

Trêve de lamentations. Ce qui est fait est fait. Quel est au juste l’homme qui, qu’on le veuille ou non, va présider, sous l’autorité du roi, aux destinées du Maroc. Abbas el-Fassi, qui vient d’avoir 67 ans (il est né le 18 septembre 1940 à Berkane, dans l’Oriental), est un pur produit de l’Istiqlal. Mieux : il a l’Istiqlal dans le sang. Il est à la fois le neveu et le gendre de Allal el-Fassi, le fondateur flamboyant du parti nationaliste. Adolescent, il fréquente les scouts Hassanis, véritable école primaire du patriotisme. Un trait caractérise son ascension dans la hiérarchie de l’Istiqlal : il est le benjamin lorsqu’il entre, en 1962, au Conseil national ou, en 1965, lorsqu’il siège au Comité central, et il le sera encore en 1975 quand, à la mort de Allal el-Fassi, il intègre le Comité exécutif. On ne l’imagine pas dans un autre parti et, naturellement, il a de l’Istiqlal les qualités et les défauts, la générosité patriotique et l’intolérance chauvine.

Il est plusieurs fois ministre : Urbanisme et Habitat (1977-1979), Habitat et Aménagement du territoire (1979-1982). En 1985, rupture entre Hassan II et l’Istiqlal, qui quitte le gouvernement. Mais le roi garde l’œil sur le neveu de « Si Allal ». En 1987, il le nomme ambassadeur à Tunis, où il restera trois ans et s’acquittera parfaitement de sa mission. Il se prend d’affection pour le pays de Ben Ali, où il aime passer ses vacances. En 1991, Abbas el-Fassi est envoyé représenter le Maroc… à Paris. Lui-même n’en revient pas. Ses talents diplomatiques ne sont pas en cause. Mais enfin, il faut être un peu parisien pour servir dans la capitale française, qu’il ne connaît guère. Le mystère se dissipe si l’on sait que les relations entre la France et le Maroc sont détestables, que Danielle Mitterrand fait des siennes et que Notre ami le roi, le pamphlet de Gilles Perrault, est devenu un best-seller. Hassan II ne supporte plus ces Francès donneurs de leçons. Et décide de leur envoyer un représentant de l’autre Maroc, ombrageux et intraitable, qui a toujours combattu la France plutôt que de chercher à la séduire…

Parallèlement, le roi met un second fer au feu en donnant plus d’étoffe à Abbas el-Fassi pour le préparer à succéder à M’hamed Boucetta, le secrétaire général de l’Istiqlal. Ce sera fait au terme du 13e Congrès du parti, en février 1998.

Il est clair que pour Abbas el-Fassi la conquête méthodique du gouvernement, comme hier la patiente conquête du parti, représente un challenge. C’est le couronnement d’une carrière qu’il entend « terminer en beauté ». À en croire ses amis, qui restent lucides, ses chances de succès, en dernière analyse, ne dépendent pas tant de lui-même que de la qualité des membres du gouvernement. « Avec d’excellents ministres à la tête des principaux départements, explique un dirigeant de l’Istiqlal, il aura la tâche plus facile. Et puis, n’est-ce pas, il arrive que la fonction crée l’organe… » Notre interlocuteur n’y croit que médiocrement et ajoute : « À l’extrême, il n’aura rien à faire et sera un Premier ministre sans portefeuille ! » Au-delà de la boutade, on assisterait à la configuration politique suivante : c’est le Palais qui continuera à mener la danse en traitant directement avec les ministres-managers…

Mais une difficulté de taille ne devrait pas tarder à se faire jour. Pour former son gouvernement, le nouveau Premier ministre devra traiter avec plusieurs partis pour obtenir une majorité au Parlement (163 députés). En plus du concours de la Koutla, qui totalise 107 sièges, il aura besoin de celui - s’il exclut de faire appel aux islamistes du PJD (48 députés), comme il s’y est engagé - du Mouvement populaire (MP, 41 sièges), du Rassemblement national des indépendants (RNI, 39), de l’Union constitutionnelle (UC, 27)… Or rien n’indique que tous ces partis, qui ont leur logique propre et pour lesquels l’action politique s’assimile davantage à la distribution du butin qu’au service des autres, dépêcheront de « bons ministres » compétents et intègres au gouvernement. En attendant qu’on soit fixé sur ce point, le scepticisme l’emporte. Commentaire entendu à plusieurs reprises après la nomination de Abbas el-Fassi : « C’est Rachid Nini qui a gagné les élections ! » Journaliste très populaire, il dirige Al-Massa’ (« Le Soir »), un quotidien qui a conquis ces derniers temps le public marocain en vendant jusqu’à 200 000 exemplaires. Sa rubrique en dernière page, résolument drôle et un tantinet populiste, fait un tabac - et largement l’opinion. Comme le journaliste ne porte pas le leader de l’Istiqlal dans son cœur, on pronostique que, pendant la formation du gouvernement, son titre va, le ramadan aidant, cartonner ; « 300 000, au bas mot », parie un confrère assidu.

Source: Jeune Afrique

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