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Pierre Vermeren place l'éducation au centre du virage que le Maroc doit négocier

Pierre Vermeren est un historien français et spécialiste du Maghreb. Il a d'ailleurs enseigné plusieurs années au lycée Descartes à Rabat. Auteur de nombreux ouvrages consacrés au Maroc dans ses aspects politique, social, ou historique, il est devenu un fin connaisseur de ce pays. En tant qu'universitaire, il se refuse aux jugements caricaturaux, aux raccourcis et autres clichés. Dans ces différents ouvrages, il nous apporte des analyses nuancées à l'image de la complexité de cette transition démocratique au Maroc.

Fort de sa connaissance pointue du royaume chérifien, il a accepté de répondre à nos questions sur l'évolution du Maroc au moment même où de nombreuses dynamiques et de multiples freins se confrontent.

- Yabiladi : La situation marocaine actuelle suscite un débat entre ceux qui veulent voir dans les changements actuels une volonté d'asseoir un Etat de droit et ceux qui ne voient que des mesures cosmétiques d'un régime en mal de projets. Comment expliquer ces positions tranchées, alors que la situation, comme vous le dites souvent, est plus complexe dans ce pays aux « mille contrastes » ?

- Pierre Vermeren : Oui pour la complexité, non pour les « mille contrastes », car c’est un cliché à usage touristique. Sur le fond, en revanche, vous posez la grande question du moment.
Beaucoup ont voulu voir, dès le début de la nouvelle ère royale, l’entrée dans un monde de félicité et de prospérité, après des décennies de grisaille… C’est là mal connaître l’inertie et la puissance des mécanismes économiques, et plus encore sociaux. Les sociétés modernes ne se dirigent pas à coups de baguettes, d’autant que les interactions entre un peuple et ses dirigeants sont beaucoup plus complexes qu’on ne veut bien le dire.
Lorsque le Palais et l’Intérieur ont décidé d’en finir avec les manipulations électorales, ce sont les partis et les hommes politiques, sur le terrain, qui ont rempli l’espace laissé vide… La corruption électorale n’a peut-être jamais été si importante qu’en 2002 et 2004, quand électeurs et candidats se sont retrouvés face à face. De même, on entend dire que la corruption progresse, depuis qu’elle n’est plus contrôlée et organisée sous les auspices de Driss Basri !
La réalité est donc complexe et souvent inattendue. C’est pourquoi les sociétés modernes doivent promouvoir la régulation, les mécanismes de contrôle, l’éducation et la justice. De ce point de vue, des progrès incontestables sont réalisés (même s’il reste tant à faire pour l’école), mais ce sont des avancées peu spectaculaires et de long terme. Décréter que les réformes sont cosmétiques me paraît abusif. En revanche, l’effort doit être maintenu sur le long terme, ce qui n’exclut pas des avancées plus rapides sur certains points, hier la Moudawana, et demain, la clarification du partage des responsabilités entre gouvernement, administrations (les fameux technocrates) et Parlement ?


- Vos différentes analyses sur le Maroc nuancent la situation économique délicate « au regard de l’informel », qui ne rentre dans aucune statistique, mais elles alarment sur le système éducatif catastrophique et la fuite des cerveaux, qui privent le Maroc d'un potentiel colossal. Pensez vous que les responsables politiques perçoivent ces dangers ? Y a-t-il une volonté de limiter les dégâts ?

- Certainement, les dirigeants actuels du Maroc sont bien plus au fait des réalités économiques que leurs prédécesseurs, que ce soit à cause de leur formation ou de leur passage dans l’entreprise. Fuite des cerveaux, carences éducatives et économie informelle, c’est le quotidien de tous les cadres et chefs d’entreprises marocains. Ils s’arrachent quotidiennement les cheveux pour trouver des cadres compétents, et plus encore des compétences moyennes (techniciens) ou plus modestes (secrétaires, ouvriers qualifiés…), qui sont essentielles au fonctionnement de la vie économique et administrative.
De même, ils savent que la tentation des fournisseurs interlopes, des transporteurs ou des investisseurs douteux, s’offrira en cas de problèmes… Quand Driss Basri a voulu jouer au plus malin en 1995, en s’en prenant violemment à la corruption, c’est toute l’économie qui s’est arrêtée. Depuis, scandale après scandale, on découvre les rouages gangrénés d’une économie étatico-patrimoniale… L’option pour le libéralisme, qui signifie ici clarté, transparence et régulation juridique est sans alternative. Ou, alors, les errements passés reviendront de plus belle, l’investissement étranger sera limité et la croissance sera toujours inférieure au minimum nécessaire (probablement de 6 à 8 %).
Cela, les dirigeants actuels le savent très bien, tout comme les organisations internationales et les partenaires étrangers. Il reste à convaincre la classe politique marocaine de gouvernement… En l’absence de perspectives offertes au sein des entreprises marocaines, et tant que le crédit bancaire ne sera pas distribué aux innovateurs (même désargentés…), les cadres les plus dynamiques hésiteront à rentrer. Il en est de même pour les salaires, souvent très insuffisants. La chose est difficile à entendre au moment où le textile chinois dévaste l’industrie marocaine, mais le Maroc ne peut se battre que là où il est compétitif, son marché national ou le tourisme…


- A l'heure d'une ouverture « démocratique », où la liberté d'expression a conquis beaucoup de terrain, pensez-vous que les partis politiques marocains sont à la hauteur de l'enjeu (la transition), entre une gauche (USFP, PPS) courtisane, et une extrême-gauche figée et nostalgique ?

- Le problème se pose pour l’ensemble du spectre politique, mais vous m’interrogez sur la gauche. Après des décennies de répression, souvent féroce, il n’est guère étonnant que la gauche marocaine ait été laminée. Les militants et les cadres ont dû plier l’échine pour éviter ou contourner la répression. Cela a conduit par exemple à la création du premier Parti communiste monarchiste de droit divin au monde ! Quand aux durs, ils ont dû adopter la stratégie du bouclier (ou de la tortue), c’est-à-dire se replier sur le noyau dur et intangible de leurs convictions… D’où la résurgence ponctuelle d’une phraséologie néo-marxiste venue directement des années 1970…
Que faire aujourd’hui, après que l’alternance conduite par A. Youssoufi a montré ses limites… Probablement faut-il laisser les choses aller à leur terme, afin de reconstruire sur des bases saines et nouvelles. Il y a une histoire, de grandes figures et un passé de luttes sur lesquels s’appuyer et trouver une légitimité. Mais les solutions et les programmes doivent résolument se tourner vers l’avenir. Il faut désormais compter avec une Monarchie moderniste et entreprenante, qui, par exemple, prend en compte le social et les grandes détresses, et un « parti islamiste » (au sens large), qui bouleverse de fond en comble l’échiquier politique.
Si les islamistes entrent au gouvernement à l’issue des élections législatives de 2007, il y aura un boulevard ouvert pour la reconstruction d’une opposition sociale et démocratique. Car on voit mal les islamistes faire des miracles… Cela dit, il ne se passera rien sans une prise de conscience et l’engagement d’une nouvelle génération de militants, notamment ces jeunes diplômés du supérieur (formés au Maroc ou à l’étranger). Après la répression des années 1980, ceux-ci ont déserté la politique, pour la laisser aux islamistes… Il n’y aura pas de démocratie marocaine sans leur retour en politique, ni sans qu’ils épousent la conviction qu’ils sont les acteurs de leur propre histoire et de celle de leur pays !


- Que pensez-vous de l'IER, aura-t-elle permis une thérapie collective ?

- L’IER a le mérite d’exister. Elle a permis de donner la parole à des personnes et à des familles qui avaient perdu tout espoir d’une expression publique. Cette dignité faite à quelques dizaines de familles a une portée symbolique et politique majeure, dans un pays qui vit depuis des temps immémoriaux dans l’irresponsabilité (morale comme pénale) de ses dirigeants.
Cela dit, les arrière-pensées politiques ne sont jamais éloignées, mais ce n’est pas le plus intéressant. En revanche, il est certain qu’une option a été choisie : évoquer la responsabilité de l’État, mais sans en tirer les conséquences pénales. La mémoire et l’histoire sont honorées, pas la justice. Le choix n’est pas illégitime en soit, car tirer le fil de la vengeance pourrait emmener le Maroc et sa société très très loin. Pour autant, le fait que certains tortionnaires notoires continuent de mener une existence paisible (voire publique !) est un risque dont on peine parfois à comprendre la logique. Sauf à considérer que la chaîne des responsabilités est vaste, diluée et très embarrassante.
Seul le passage des générations pourra vraiment apurer ces cicatrices et ces contentieux. En attendant, l’IER aura vraiment joué son rôle si la pratique de la torture disparaît, et que les nouvelles générations des forces de l’ordre sont éduquées à la citoyenneté et au respect des droits et de l’intégrité de la personne. Le triste exemple espagnol des GAL (15 ans après la fin de la dictature) montre que la tâche est ardue !


- Vous avez passé six années au Lycée Descartes en tant qu'enseignant, et vous avez soutenu une thèse consacrée à la formation de l'élite maghrébine. Le Maroc constitue l'un des plus gros budgets de l'enseignement français à l'étranger, quelle est la stratégie de la France à ce titre ?

- Vaste programme. Depuis un demi-siècle maintenant, la France éduque bon an mal an 10 000 élèves marocains dans ses établissements du Maroc… Cela peut continuer longtemps encore, car en dépit du profond renouvellement des personnels enseignants, la demande marocaine ne s’est jamais démentie. Et tant que le Maroc n’aura pas pris en main la formation de ses élites (comme l’a fait la Tunisie de Bourguiba), la situation en restera là…
La vraie question est de savoir si cette politique sert les intérêts des peuples français et marocain ? Que ces écoles et lycées comptent de nombreux élèves brillants, attachants et travailleurs, j’ai été payé pour le savoir ! Rien ne serait pire que la formation d’élites marocaines sur fonds publics français (à hauteur de 65-70 %) pour que cette jeunesse parte outre-atlantique. Tel n’est bien sûr pas le cas pour le grand nombre, mais la pertinence de cet enseignement d’élites bilingues de haut-niveau est posée.
Déjà sous Mitterrand, la France avait voulu se désengager. Il est certain que le successeur du président Chirac devra un jour reprendre la question… Tout passe selon moi, par la reconstruction d’une école nationale marocaine digne de ce nom, d’une école dont les Marocains puissent être fiers, et en laquelle ils aient confiance. On voit mal l’équipe dirigeante du Maroc d’aujourd’hui se satisfaire indéfiniment de la situation actuelle… Personnellement, je me demande si les écoles françaises du Maroc ne devraient pas d’avantage s’ouvrir à une fraction non négligeable d’élèves boursiers modestes et de haut niveau ?
Cela permettrait d’en finir avec les discours dénonçant un ghetto d’élèves nantis, et l’image d’une France qui éduque les enfants de ses seuls obligés… C’est une lourde question, mais il faudra bien l’aborder.


- Un dernier Mot ?

- Oui, j’ai récemment éprouvé un sentiment de joie et un grand espoir en voyant les chefs d’État marocain et algérien se parler, échanger et évoquer la réouverture des frontières communes. Puisse cette éclaircie se confirmer pour le bien du Maghreb, dont de multiples gisements de croissance et d’échanges mutuels ne demandent qu’à se réveiller…

Pierre Vermeren est historien
Dernier ouvrage paru, Maghreb, la démocratie impossible ? Fayard, 2004.


Rachid et Mohamed - Yabiladi.com

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