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Les autorités marocaines font la chasse aux pirates

Descentes, saisies, destructions, amendes. Cette année, les autorités ont décidé de faire subir une forte pression au marché informel de la vente de produits culturels. Pourtant, au sein de cette agitation, il est des artistes que l’univers du piratage arrange.

Au moins 2 080 000 CD piratés ont été saisis depuis le début de l'année dans plusieurs régions du Maroc contre 888 084 CD en 2005. L’information communiquée cette semaine montre toute la détermination prêchée à l’encontre du piratage. Aux côtés de l’APPP (l'Association Professionnelle des Producteurs et de Phonogrammes), le BMDA (Bureau Marocain du Droit d'Auteur) et le CCM (Centre Cinématographique Marocain) se félicitent de ces saisies. Du côté des artistes, il y a ceux qui rejoignent la guerre déclarée et puis, il y a les autres. «Vous inquiétez-vous d’être copiée ?», avait-on demandé un jour à Coco Chanel. La réponse devint culte dans le milieu de la mode : «Je m’inquiéterai le jour où on cessera de le faire». Bien de chez nous, Najat Aatabou aurait fièrement souligné sa grande popularité lors d’une émission télévisuelle, importance quantitative d’œuvres piratées à l’appui. De là à l’assimiler à une sympathisante du piratage, il faut le dire vite. Au-delà des cas où les artistes paient la rançon du succès en se faisant copier et pirater, il en existe d’autres qui, pour diverses raisons, empruntent de leur propre gré la voie du piratage. Une réalité qui jure avec les diverses opérations de saisie.

Pas le choix
Pour accompagner leur premier album, “La tradition qui coule”, le groupe Mazagan a adopté cette option. Le souci premier étant de se faire connaître, le groupe a opté pour une stratégie non-protectionniste : mise en ligne de leurs titres offerts gratuitement aux fanas du téléchargement mais aussi mise à disposition de leurs CD à quelques revendeurs de Derb Ghallef. Issam Kamal, leader du groupe, explique qu’en l’état actuel des choses, le groupe n’a eu d’autre choix que d’adopter ce système D. Il pointe du doigt l’absence de réels circuits de distribution et les aberrations d’un système qui se cherche encore. «On a rencontré plusieurs éditeurs à nos débuts. Les rares qui étaient prêts à nous faire une proposition le faisaient dans le cadre d’un contrat qui nous aurait engagés sur au moins sept années, ce qui est une éternité pour nous !».

Face à ces vicissitudes, la solution du piratage semblait tout indiquée. «Nous n’avons pas le choix pour nous faire connaître», insiste-t-il. Résignation ou réaction avisée ? Toujours est-il qu’ils sont de plus en plus nombreux à considérer le piratage comme un passage obligé pour lancer les jeunes talents, à s’y essayer en transformant parfois l’essai. «On ne l’a pas fait de bon cœur mais, heureusement, ça marche, reprend Issam Kamal. Dans les CD donnés à Derb Ghallef, on a précisé l’adresse de notre site Internet où l’on reçoit depuis des tonnes de visites. Le bouche-à-oreille commence à s’installer».

Objectif public
Président de la Moroccan Underground Federation, association chargée de diffuser la culture urbaine marocaine, Hicham Abkari connaît bien cette démarche et la défend. «Les personnes qui font ce choix ne se mettent pas hors-la-loi, estime-t-il avec conviction. Ces groupes n’ont accès ni aux télés ni aux radios. Comment voulez-vous qu’ils existent autrement ?» Des artistes qui passent par la plateforme du piratage pour se faire connaître, Hicham Abkari en connaît des tas. «Ils diffusent leurs CD avec à l’intérieur leurs numéros de téléphone. Ce qui les intéresse, c’est de se faire connaître pour se produire». Mehdi Msaddeq, manager du groupe Mazagan, le rejoint sur ce point : «On ne peut pas compter uniquement sur la vente de nos CD». Le but est, selon lui, de se faire connaître pour espérer se voir inviter à des concerts, festivals, mariages et autres réjouissances moyennant rétribution. Pour mesurer la cote des artistes, pas d’hésitation, c’est à Derb Ghallef que ça se passe.

Pour Ali Essafi, réalisateur dont la prédilection pour le documentaire n’est plus à démontrer, la problématique est quelque peu différente. Son but n’est pas de se faire connaître en tant qu’artiste mais de faire connaître ses films au plus grand nombre. Boudé par les télés comme par les programmateurs des salles de cinéma, Ali Essafi fait le sacrifice de la rentabilité pour privilégier la mise à disposition de ses films au public. Lui aussi s’est rendu à Derb Ghallef pour y offrir des copies de l’un de ses films, “Le blues des shikhates”. Trois copies pour être exact qui, depuis, ont dû faire quelques petits frères. «Je ne le fais pas stratégiquement, explique-t-il, je ne suis pas organisé lorsque je donne ces DVD. Je le fais comme je les donne à mon entourage ou lorsque je me déplace dans une autre ville, simplement pour que le public puisse découvrir mes films».

Ali Essafi se défend de faire l’apologie du piratage mais estime qu’il «faut voir la réalité en face». «Je ne tiendrais pas le même discours en France, par exemple, où il existe un réel réseau de distribution, pensé et étudié pour correspondre au pouvoir d’achat». Il regrette l’absence de salles et le désintérêt des télévisions pour ses œuvres où même quand l’un de ses documentaires est acheté, il n’est pas forcément diffusé. Il cite le cas d’“Al Jazeera, des voix arabes”, documentaire sur les coulisses de la chaîne télévisuelle qatarie, certes acheté par 2M, mais encore jamais montré. «Mes films tournent bien à l’étranger mais je considère que le public marocain a aussi le droit de les voir».

Une arme à double tranchant
En agissant de la sorte, les artistes font le deuil de leurs droits. Reda Allali du groupe Hoba Hoba Spirit explicitait en novembre dernier au webzine Marock Magazine la double particularité du piratage. «D’un côté cela permet de te faire connaître très vite. Pour certains groupes, ça marche très bien mais en même temps ça t’empêche d’évoluer».

Face à ce dilemme, la parade n’est pas simple. Les artistes musiciens choisissent souvent au moment de leur deuxième album de ne plus s’auto-pirater. «Nous avons suivi un courant préétabli, confie Issam Kamal, mais dans un premier temps seulement, sinon l’impact serait néfaste à la longue pour le groupe».

«À partir du moment où ils vont se professionnaliser, ils se retrouveront pris à leur propre piège», analyse Géraldine Bueken de la société Ali’n Productions. Cette dernière mène récemment auprès de la SNRT une campagne audiovisuelle apportant son appui à la lutte contre le piratage, à travers des spots-télé diffusés depuis début septembre. Consciente de la tentation, Géraldine Bueken avertit du danger qui guette ces artistes et ces producteurs qui choisissent l’auto-piratage. Une solution en vue ? Pas vraiment, mais la campagne menée par Ali’n Productions vise à modifier les comportements, celui des consommateurs dans un premier temps. «Plus que de croire que le spot va changer les choses, ajoute-t-elle, nous voulons avant tout sensibiliser les gens». En attendant un réel impact des différentes mesures prises à l'encontre du piratage, les artistes pourront continuer à diffuser leurs œuvres sur les marchés informels et sur un marché plus complexe, Internet.

Aïda Semlali
Source: Le Journal Hebdomadaire

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