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De nombreux îlots d’irrégularités dans les chantiers de construction au Maroc

Perché à vingt mètres du sol, Amin travaille sur un chantier pour le compte d’une grande entreprise à Casablanca. Depuis le mois de novembre, début des travaux, le jeune ouvrier accroupi, à genoux, joue souvent à l’acrobate en l’absence de plateformes, équipées de garde-corps. Son travail, il le connaît sur le bout des doigts, il le fait depuis toujours.

A 20 ans, il a déjà quelques années de métier derrière lui. «Mon expérience me permet de faire un peu de tout dans un chantier. Je n’ai pas de fonction précise», affirme-t-il. Un visage d’enfant et des mains calleuses d’adulte, Amin ne se plaint pas, il se plie aux exigences de son métier, «j’ai un casque et des gants pour travailler». Mais le journalier sait qu’il n’est pas à l’abri d’une chute et que, pour sa sécurité, il faut plus que ça. «Il faut être assuré», regrette-t-il.

Si Amin s’est résigné à visser son casque sur la tête, ses compagnons paraissent moins convaincus et se disent génés par ces mesures de sécurité. «Les casques sont là, mais les ouvriers refusent de les porter». C’est ainsi que le responsable du chantier dégage sa responsabilité. «Je ne vais pas mettre tout le monde à la porte. Déjà que très peu d’entre eux ont les qualifications souhaitées».

Dans ce secteur, les travailleurs sont loin d’exiger quoi que ce soit. «Ici on se tait ou on s’en va. Les casques c’est juste pour faire moderne. Ils mettent ça de côté pour les contrôles. Le vrai problème ici, c’est que personne n’est assuré et les autorités le savent bien. On voit les contrôleurs passer. Ils parlent aux patrons, ils ne nous posent aucune question. Ils s’arrangent entre eux. Le mode de règlement est bien connu de tous, le patron graisse la patte au contrôleur», s’indigne Mohamed, manoeuvre de 42 ans, dont la santé est fragilisée par les douleurs lombaires. Une maladie professionnelle dite d’«usure prématurée». Mohamed a de plus en plus de mal à travailler. Il sait surtout que ses souffrances ne seront pas prises en charge par l’employeur et que les lois actuelles ne reconnaissent pas les maladies professionnelles. Après une vie passée aux chantiers, l’ouvrier devrait prendre son mal en patience.

Ainsi va la vie dans le chantier, qui reprend ses bruits assourdissants sous le silence complice de tous. Dans le secteur de l’immobilier, ce n’est pas le flou qui règne mais le noir, un noir total.

Les travailleurs esquissent un sourire moitié amusé, moitié désabusé à l’évocation de leurs droits. «Nous ne sommes pas déclarés. Ici, c’est une pratique courante», disent-ils, résignés. Les promoteurs immobiliers se soumettent généralement à deux sortes d’assurance pour externaliser le risque dans les chantiers: l’assurance tout risque chantier et l’assurance de responsabilité civile. Mais ils sont peu soucieux d’affilier leurs employés à la CNSS, qui leur donne le droit à une assurance maladie et les protège en cas d’un accident du travail.

A l’heure du déjeuner et en l’absence du maître de chantier, les langues se délient: «nous sommes là pour travailler pas pour réclamer quoi que ce soit. De toute façon, ça ne sert à rien. Tout le monde sait comment ça se passe et personne ne fait rien, à commencer par les autorités». La loi est violée délibérément, tout le monde le sait, mais c’est l’omerta qui prime dans ce secteur. Les confessions des ouvriers furent brèves, Brahim, maître de chantier, la quarantaine bien entamée, revient de sa pause-déjeuner et impose, à nouveau, le silence. Avec lui, le travail rime avec rigueur: «les ouvriers n’ont pas le temps de discuter, ils sont payés pour travailler 8 heures par jour». A 7 DH 50 de l’heure, les journaliers triment, prennent des risques. Les accidents sont le lot quotidien de ces travailleurs anonymes malheureusement. «Nous ne pouvons intervenir qu’après constat d’un accident ou bien d’un risque immédiat au niveau du chantier», affirme-t-on du côté de l’inspection du travail. Les lenteurs administratives constituent une véritable entrave à l’application des lois. «Le temps de verbaliser le maître d’ouvrage, le chantier est déjà fini», résume-t-on du côté de l’inspection du travail. Les accidents du travail sont omniprésents. Les ouvriers le savent bien, ils ont même vu des amis perdre la vie devant leurs yeux. Mais que faire?

«Lors de nos inspections routinières, les maîtres de chantier refusent de nous donner les noms des ouvriers. Nous sommes impuissants face à tout cela. D’autres organes doivent intervenir. Nous ne pouvons pas tout prendre en charge», justifie-t-on à l’inspection du travail. Autre chantier et mêmes mœurs. Dans un quartier huppé de la capitale économique, un immeuble pousse. Dans un décor digne des bidonvilles, tôles et ferraille abritent un squelette de béton. Le linge étendu des ouvriers renseigne sur une vraie vie à l’intérieur du chantier. «On dort ici parce qu’on vient de loin», disent avec pudeur les ouvriers sans dévoiler leurs villes d’origine. Le chantier n’a pourtant rien d’habitable, les aménagements sont limités du point de vue hygiène. L’absence de sanitaires et d’eau potable ne dérange personne. «De toute façon, le chantier n’est pas une habitation», renchérit le maître d’ouvrage. Un chantier, c’est aussi cela, une vie entre parenthèses.

L’omission tolérée
Avant l’installation d’un chantier, l’entreprise de construction doit se conformer à la loi 135 du code du travail qui stipule que «toute personne physique ou morale assujettie aux dispositions de la présente loi et envisageant d’ouvrir une entreprise, un établissement ou un chantier dans lequel elle va employer des salariés, est tenue d’en faire déclaration à l’agent chargé de l’inspection du travail dans les conditions et les formes fixées par voie réglementaire». «Personne ne respecte ce texte», s’insurge Jabla Miloud, à l’inspection du travail. Cet oubli toléré n’est qu’un maillon d’une longue chaîne de dysfonctionnements. Les contrôles se font régulièrement, affirment les responsables. Les ouvriers confirment ces passages inopinés. Mais que se passe-t-il en réalité? Depuis le temps que les contrôleurs passent et repassent…

Amira Khalfallah
Source: L'Economiste

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