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Habous de Casa, histoire d’un quartier très particulier

Peu prodigue en lieux fascinants, Casablanca a eu, cependant, l’heureuse inspiration d’en élaborer un. Il s’agit du quartier des Habous, aux infinis attraits, auxquels promeneurs et touristes ne résistent pas. Comment le pourraient-ils face à cette superbe incarnation de l’authenticité architecturale marocaine ? Le plus étrange dans cette histoire de pierres, c’est que le quartier n’a pas été conçu par des autochtones versés dans la conception de médinas, mais par des architectes français.

Nous sommes en 1915. Casablanca a renoncé à sa vocation de villégiature pour se convertir en cité industrielle. Le port est en reconstruction, les usines poussent comme des champignons après la pluie, les chantiers pullulent. Toute cette effervescence n’échappe pas à l’attention des miséreux qui, après avoir bradé leurs lopins de terre ou liquidé leurs maigres meubles et effets, partent vers la grande ville, en quête de jours meilleurs. Souvent, ils ne trouvent pas où se loger. Aussi, profitent-ils de la tombée de la nuit pour s’aventurer jusqu’aux portes de l’ancienne médina. Là, ils improvisent, avec les moyens du bord, des lits dans lesquels ils dorment à la belle étoile.

Le quartier des Habous a été bâti pour éloigner les musulmans des quartiers européens
Les colons ressentent cette incursion nocturne des sans domicile fixe à la frontière de leur territoire comme une menace imminente à leur quiétude. Un jour, redoutent-ils, ceux-là pousseront l’audace jusqu’à envahir leurs quartiers. Or, ils ne se voient pas frayer avec des pauvres hères aux mœurs étranges.

La Résidence est mise au parfum. Elle est sommée de prendre des mesures. Lesquelles consistent à circonscrire les «indigènes» dans les limites d’un périmètre éloigné de la ville européenne. Le général Lyautey, soucieux d’éviter des frictions prévisibles entre musulmans et chrétiens, veut bien satisfaire les désirs impérieux des colons, sauf que les fonds lui font défaut. C’est l’impasse.

Lyautey est sauvé par le gong. En effet, un certain Haïm Bendahan, qui possède des terrains en abondance, décide charitablement d’en céder une part substantielle, celle qui se trouve sur la route de Médiouna, aux fondations pieuses, autrement dit aux Habous.

Ceux-ci rejettent ce don parce que émanant d’un juif. Le sultan, appelé à la rescousse du résident général, parvient à persuader les théologiens de l’importance de cette manne tombée du ciel. Un don est toujours pain bénit quelle que soit l’identité confessionnelle du donateur, leur dit-il. Ce dont la docte assemblée a fini par convenir. Voilà comment une parcelle de quatre hectares est tombée dans l’escarcelle de l’administration des Habous.

Une «agglomération indigène» dessinée par l’architecte Albert Laprade
C’est à l’architecte Albert Laprade qu’impartit la tâche de dessiner cette «agglomération indigène» dédiée aux musulmans à revenus modestes. Il envisage de l’insérer entre la route de Médiouna, le palais et la voie de chemin de fer. Une sorte d’enclave, en somme, isolée et qui ferait tampon entre les deux communautés. Quant à son plan, Laprade le conçoit, en 1917, ainsi : «A l’entrée, se trouve une très vaste place entourée de boutiques et flanquée de grandes tours d’hôtellerie pour gens et bêtes venant du bled. De là part la voie principale, rue de commerce bordée d’un élégant portique à arcades avec boutiques. Cette rue conduit à la place centrale autour de laquelle se groupent grande mosquée, bain maure, bazars.

A droite et à gauche de la voie principale, mais en contact avec elle par des accès peu nombreux, se trouvent toutes les rues des quartiers d’habitation. A proximité du marché se trouvent les maisons modestes. Les plus importantes sont à proximité de la mosquée, dans la partie la plus calme. On a évité de créer des courants de circulation à travers les rues zigzagantes qui desservent les habitations indigènes».

On aura compris que Laprade a pensé son ouvrage sous l’aspect d’une médina. Avec sa structure labyrinthique, ses rues étroites et sineuses, sa mosquée autour de laquelle s’organisent les activités commerciales, son hammam, ses maisons aux façades aveugles, aux intérieurs introvertis et aux portes qui «ne se font jamais face». Henri Descamps la dépeint en ces termes : «La nouvelle ville arabe sauvegarde les traditions et coutumes indigènes : les rues sont étroites, avec de pittoresques décrochements, les maisons entièrement tournées vers l’intérieur ouvrent sur le “patio” familial.

On s’est contenté d’ajouter, discrètement, les acquisitions de la science moderne. Les terrasses sont en terre battue, les poutres où les insectes peuvent se loger sont remplacées par le béton armé, les cabinets d’aisance sont reliés au tout-à-l’égout. Il y a l’électricité et le téléphone, les rues sont propres, le tracé qui semble irrégulier permet la circulation des voitures de nettoiement. Mais ces progrès d’ordre matériel ne portent aucune atteinte à la vieille civilisation orientale, d’esprit bien différent.» (in la revue La construction moderne, 26 octobre 1930).

Investi par les bazaristes, le quartier à perdu son âme
Le quartier des Habous n’a pas seulement l’air d’une médina, il est structuré et fonctionne indéniablement en tant que tel. La médina est composée d’abord par Laprade, avant sa mutation à Rabat, ensuite Auguste Cadet et Edmond Brion prendront le relais. En chœur, ils tissent, selon Jean-Louis Cohen et Monique Eleb (voir Casablanca, mythes et figures d’une aventure urbaine, Hazan, 1998), les arcades de la rue principale, la grande mosquée et le hammam.

Dix ans après le coup d’envoi des travaux, sera prête cette «ville indigène ou, plus exactement, la ville construite par les architectes français pour les indigènes, en tenant compte de leurs mœurs, de leurs scrupules et en ajoutant ce que l’hygiène européenne peut y ajouter», ainsi que l’écrit Léandre Vaillat, dans Le visage français du Maroc (Horizons de France, 1931).

Dès son éclosion, le quartier des Habous, avec ses cent cinquante boutiques, attire les négociants aisés, ceux de Fès particulièrement, qui, non seulement y élisent commerce, mais se fixent dans ces demeures somptueuses, dont les saveurs leur sont familières. Pour autant, le lieu ne saurait être étiqueté «bourgeois», vu que ceux qu’on n’appelait pas encore «petites gens» y avaient droit. Il serait plutôt un creuset de classes sociales, chacune y trouvant son compte entre ses murs.

Aux yeux du poète Abdallah Zrika, le quartier des Habous est la «plus majestueuse des cités antiques du Maroc». La formule, qui est poétique mais non hyperbolique, dénote l’étendue de l’engouement que cet espace suscite. Pour s’en convaincre, il suffit de s’attabler à la terrasse du café Mauritania.

Vous ne manquerez pas d’y croiser des amoureux de ce site qui poussent leur dévotion jusqu’à venir rituellement s’y recueillir. Mohamed Laâroussi, impitoyable dézingueur de la bêtise humaine, en est complètement amoureux, et ne s’en cache pas. «Je n’y suis pas né. J’y ai grandi. C’est un quartier que je connais depuis 1962.

Maintenant, je n’y habite plus. Ce qui ne m’empêche pas de m’y rendre régulièrement. Sous n’importe quel prétexte. D’ailleurs, j’ai inscrit mon fils dans l’un des lycées voisins, afin de pouvoir justifier mes fréquents pèlerinages à cet endroit magique, dont je n’épuiserai jamais le charme», confesse-t-il.

Des maisons transformées en ateliers ou en entrepôts
Laâroussi n’est pas le seul à rendre un véritable culte aux Habous. Nombreux sont ceux qui entretiennent avec ce lieu la même relation. Et non des moindres. Des écrivains réputés tels Abdallah Zrika, Mohamed Bennis, Saïd Yaktine ou Mohamed Berrada; des politiciens influents, comme feu Abderrahim Bouabid, Mahjoub Benseddik, Si Mohamed Bensaïd en sont (ou étaient) épris. Les uns tiennent salon au café Mauritania, les autres se livrent à des joutes «idéologiques» dans le même lieu, avant d’aller flâner parmi les senteurs exhalées par le quartier.

Il y a de cela deux décennies, raconte Laâroussi, les habitants manifestaient une ferveur jalouse envers leur quartier pour lequel ils étaient aux petits soins ; ils chassaient parfois les gamins des autres quartiers qui osaient le traverser, par crainte de le voir «souillé». Plus tard, déserté par ses plus vigilants habitants partis s’installer dans des endroits chics, le quartier des Habous voit son charme s’effriter lentement mais inexorablement. Par la faute de ces marchands du temple qui n’ont aucun égard pour ce lieu-culte.

Investi par des bazaristes, plus préoccupés par les dividendes que par la préservation de ce patrimoine, le site se dégrade. Les maisons se transforment peu à peu en ateliers d’artisanat ou en entrepôts, déplore Laâroussi. Elles sont convoitées par des individus sans scrupules, prêts à payer le prix fort pour les acquérir. Deux à trois millions de dirhams pour une simple maisonnette, ceci au nez et à la barbe des pouvoirs publics et de l’administration des Habous qui en est le légitime propriétaire.

«Conscients du risque de délabrement que court le quartier des Habous, nous avons, des amis et moi, tenté de créer une association pour sa sauvegarde. On nous a mis tellement de bâtons dans les roues que nous avons dû renoncer à notre projet», se plaint, amer, Mohamed Laâroussi. Pendant ce temps, c’est son âme que le quartier des Habous perd peu à peu.

Et-Tayeb Houdaïfa
Source: La Vie Eco

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