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Hay Mohammadi, mémoire d’un quartier mythique

Né dans les années 20, Hay Mahammadi a produit de grands musiciens, danseurs, footballeurs et hommes de théâtre. Des lieux mythiques ont structuré ce quartier : Dar Chabab, cinéma Saâda, terrain «Al Hofra» où évoluait l’équipe du TAS. Mais à cause du commissariat Derb Moulay Cherif, le Hay est concerné par les recommandations de l’IER sur la réparation communautaire des régions qui ont souffert des années de plomb. Ce que les habitants de ce quartier attendent avec espoir.

Casablanca sans son légendaire Hay Mohammadi serait comme une femme belle mais insipide. La ville blanche serait une agglomération sans âme. Le quartier qui abrite les Carrières centrales a sans conteste largement contribué à façonner le paysage culturel et social de la ville, voire de tout le Maroc. On n’imagine pas la chanson populaire marocaine sans les emblématiques Nass El Ghiwane, Lamchaheb, Tagadda ; le cinéma sans le talentueux Mohamed Miftah ; la chorégraphie sans Lahcen Zinoun ; le football sans l’équipe du TAS et ses joueurs Bouassa et Noumir ; la boxe sans Abdelhak Achik. Toutes ces stars sont le produit de ce quartier et en sont fiers.

C’est d’ailleurs au Hay Mohammadi que jaillira l’étincelle qui allumera la résistance contre l’occupant français, en 1953 (avec la révolte des Carrières centrales), après l’exil du Roi Mohammed V, et, pour lui rendre hommage, c’est le premier quartier casablancais où il se rendit après son retour. La bâtisse Jamaâ Al Malik (mosquée du Roi) érigée à l’occasion de cette visite en est encore un témoignage vivant : ce n’est pas sans raison que Mohammed V fut surnommé «le Roi des Carrières centrales». C’est d’ailleurs le seul hommage dont se souviennent avec fierté jusqu’à nos jours les enfants du Hay, car tous considèrent que leur quartier, généreux, a tout donné à la ville et au pays, sans rien récolter en retour.

Ou plutôt si : l’ignoble commissariat de Derb Moulay Cherif, de triste mémoire, où l’on emprisonnait et torturait les opposants. Et cela, les habitants du Hay ne le pardonneront jamais et le ressentent comme une ignominie, infligée personnellement à sa population, fière, paisible et généreuse. L’écrivain et critique du cinéma Hassan Naraiss, auteur d’un livre intitulé L’humour et l’autre, en rit encore avec amertume, et ne comprend pas que l’on ait pu implanter cette bâtisse infâme qui blasphème la mémoire de son quartier, Derb Moulay Cherif. Il en parle avec révolte : «De l’extérieur, la bâtisse apparaissait comme un simple arrondissement municipal, mais à l’intérieur le lieu renfermait une geôle où on jetait clandestinement pour des mois et des années les opposants politiques. Enfants dans les années 1970, on y jouait avec innocence au foot, sur une terrasse transformée en terrain, sur le bâtiment même qui abritait le commissariat, et on ne se doutait nullement que des êtres humains y gisaient comme des cadavres jour et nuit. Ce commissariat est une insulte pour Hay Mohammadi, il est temps de l’essuyer». Une femme, se rappelle Hassan, surnommée Fatima Lahbila («la folle»), un autre symbole du Hay), se plantait jour et nuit tout près de ce lieu maudit, et adjurait les enfants de quitter au plus vite ce terrain où ils tapaient dans le ballon, car elle savait qu’il était gangrené de l’intérieur et que des hommes y souffraient. «Va te faire f....., la hbila», répondaient alors les bambins avec un ricanement, se souvient l’écrivain.

C’est à Hay Mohammadi que se constitue le noyau de la classe ouvrière marocaine
Pour bien comprendre l’âme de ce quartier, il faut faire un rappel de son histoire. Hay Mohammadi est né dans les années 20, à la faveur de la construction des premières usines de Casablanca. Les plus connues sont celles de Cosumar (qui produit du sucre), les cimenteries Lafarge (appelées «Chapeau») et les ateliers des chemins de fer. Des dizaines de milliers de paysans fuyaient à l’époque la campagne et la sécheresse qui sévissait pour se déverser dans la ville, s’installant à proximité des usines. Ils venaient de toutes les régions du Maroc, des R’hamna, des Abda, des Doukkala, de Tanger, de Tétouan, voire du Sahara : ils constituèrent le premier noyau de la classe ouvrière marocaine. Dénominateur commun de tous ces gens: la pauvreté. Si ce n’était pas dans des baraques en tôle ondulée, c’était dans des chaumières modestes que ces familles s’installaient, dans ces petites cités qui constitueront le grand quartier de Hay Mohammadi, comme Soussica, Dar Lamane, Bechar El Kheir, Al Koudia, Derb Moulay Cherif... Ceux qui n’avaient pas la chance d’être recrutés comme salariés dans les usines avoisinantes, étaient vendeurs à la sauvette, d’eau, d’eau de javel ou de fringues d’occasion achetées dans les quartiers riches de la ville, comme Roches Noires ou le Mâarif. Hassan se souvient particulièrement de ces femmes, toutes veuves, toutes pauvres, qui s’affairaient sur leurs machines Singer pour recoudre les effets usés des habitants.

Quelques lieux mythiques structuraient la géographie urbaine du Hay, d’où sont sorties les premières élites politiques, culturelles et artistiques du quartier : Dar Chabab (la maison des jeunes), le cinéma Saâda et le dispensaire du même nom où tous les habitants du Hay se faisaient vacciner et soigner, le terrain «Al Hofra» où évoluait l’équipe du TAS, l’école Al Ittihad (l’union) et l’école Carrières centrales.

A propos de Dar Chabab, Mohamed Soual, fils du quartier Al Koudia, ingénieur, haut cadre à la CDG et membre du bureau politique du PPS, explique avec passion que, sans elle, «Nass El Ghiwane, Masnawa, Lamchaheb, Siham, Ajil et Foulan, Masrah al Hay (théâtre du quartier) et d’autres intellectuels qui ont marqué la ville n’auraient jamais vu le jour». Car Dar Chabab a une histoire, que les habitants du Hay se transmettent, de génération en génération. En effet, dans les années 1950, une tuerie eut lieu aux abords du marché central, perpétrée par les irréductibles du protectorat. Plusieurs victimes étaient des habitants du Hay. Considérant qu’ils avaient une dette vis-à-vis de ces victimes, les libéraux français, dont Jacques Lemaigre Dubreuil (assassiné par les fachistes d’Action Française), construisirent alors Dar Chabab de Hay Mohammadi, un complexe socioculturel, le premier de son genre à Casablanca, qui servait à la fois de bibliothèque, d’école de théâtre et de musique, et de lieu de divertissement pour les enfants le dimanche matin. «Cette maison de jeunes existe encore, rappelle M. Soual, même si elle n’a plus le lustre d’antan, et 58 associations y adhèrent encore, d’où sa notoriété».

Les fils de Hay Mohammadi gardent aussi le souvenir de deux écoles légendaires : une première, privée, fondée par les nationalistes à la fin des années 1940, et une autre, la fameuse école des Carrières centrales (actuellement école Omar Ibnou Al Khattab), fondée en octobre1954, et qui fut la première école publique du quartier. Les deux écoles, mais aussi le cinéma Saâda, autre lieu emblématique du Hay, abritaient des meetings politiques légendaires : des leaders comme Allal El Fassi, Abderrahmane Youssoufi, Abderrahim Bouabid, Mehdi ben Barka et d’autres tribuns y haranguaient les foules. Meetings ponctués d’empoignades opposant les deux frères ennemis, le Parti de l’Istiqlal et le parti de la Choura.

Autre lieu de mémoire qui enflamme encore les habitants du Hay, qui en parlent avec beaucoup de nostalgie : le terrain «Al Hofra» de leur équipe de foot fétiche, le TAS de Larbi Zaouli, fondée en fait par Abderrahman Youssoufi, si l’on en croit la thèse de Abdelmaksoud Rachdi, un autre fils du Hay, président de l’association Achoula, elle-même issue du quartier. L’équipe du TAS était pourvoyeuse en joueurs, et nombre d’équipes nationales et internationales y puisaient des talents. Pourtant, ironie du sort, elle n’a jamais eu un seul titre à son palmarès. «C’est l’esprit même du Hay: on donne mais on ne se sert pas. C’est l’une des spécificités de notre quartier», commente ironiquement H. Naraiss. Et d’ajouter : «Les célébrités du quartier l’ont presque tous quitté, mais le Hay ne les a jamais quittés. Quand je rencontrais Larbi Batma ou Omar Sayed à Paris, nous ne parlions que de notre Hay. C’est pour nous un Etat dans l’Etat, socioculturellement parlant. La difficulté des gens de Hay Mohammadi, c’est de pouvoir confirmer leur identité en tant que Marocains. Ils se considèrent d’abord comme les fils du Hay avant d’appartenir à une nation. Cela fait partie de l’imaginaire collectif du Hay, de leur inconscient, même».

L’équipe du TAS incarnait l’identité du quartier
Ainsi, le premier chorégraphe marocain, Lahcen Zinoun, lui-même fils du Hay, raconte qu’il avait des difficultés, à la fin des années 1950, à se rendre au centre-ville de Casablanca, ce dernier lui étant étranger, comme s’il faisait partie d’une autre ville. Il était d’ailleurs jalousement gardé par les forces de l’ordre qui refusaient aux habitants des quartiers pauvres d’y mettre le pied (voir article sur Lahcen Zinoun dans notre édition du 15 février dernier).

D’autres établissements naquirent après l’indépendance au Hay, qui ne l’ont pas moins marqué. Les habitants citent le collège Al Moustakbal, un établissement technique et de formation professionnelle. «Nombreux sont les vendeurs de pièces détachées de Derb Omar qui en sont issus. Ils sont tous redevables à ce collège», note M. Soual. Tout comme d’autres sont redevables de leur carrière à l’école Okba Ibnou Nafie, construite par la Banque internationale pour la reconstruction et le développement (BIRD), l’actuelle Banque mondiale.

Sans parler de Dar Laman, résidence qui a reçu le prix Agha Khan d’architecture, et «qui connaît actuellement une grave dégradation», se désole M. Soual. Qui en est responsable ? Les élus locaux, accusent unanimement les fils du quartier. Tous sont des étrangers au quartier, venus par calcul politique cupide. «Quand on voit l’équipe fétiche du quartier, le TAS, achetée après la mort de Larbi Zaouli par un élu local désireux d’étendre sa domination politique, on comprend tout. D’ailleurs, notre quartier a connu les plus sordides tripatouillages électoraux, et Basri y plaçait ses pions pour mieux le surveiller. Nous ne sommes pas des révolutionnaires comme on le prétend, mais des rebelles», martèle H. Naraiss. Résultat : une gestion catastrophique du Hay. Peu d’espaces verts, des écoles dans un état de délabrement inouï, des populations entassées dans des bidonvilles. Le Hay, qui a fait émerger tant d’artistes, n’est même pas pourvu à ce jour d’un conservatoire de musique et de danse.

La population du Hay attend avec impatience la réalisation de quelques projets prévus par le Conseil consultatif des droits de l’homme (CCDH) dans le cadre de la mise en œuvre des recommandations de l’IER. L’une d’elle concerne la réparation communautaire pour les régions qui ont souffert des années de plomb. Hay Mohammadi en fait partie à cause du centre de torture Derb Moulay Chrif. Le cinéma Saâda sera acheté par le Conseil de la ville et mis sous la tutelle du ministère de la culture pour le sauvegarder comme patrimoine historique du Hay. Dar Achabab sera reconstruite. La construction de Dar Al Ghiwane sera un hommage à toutes les troupes de musique populaire issues du Hay. Mais le plus grand projet, qui rendra justice à ce quartier et lavera l’infâmie subie durant plusieurs décennies, sera la transformation du commissariat Derb Moulay Chrif en musée comprenant un centre d’archives pour conserver la mémoire du quartier et du pays, et une bibliothèque. Les cellules du Derb seront conservées en l’état, instruments de torture compris, pour faire connaître aux générations futures ce pan de l’histoire de notre pays. Hay Mohammadi en a besoin.

Jaouad Mdidech
Source: La Vie Eco

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