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«Maghreb, la démocratie impossible» de Pierre Vermeren

La démocratisation du Maghreb passe nécessairement par l'intégration de tous les acteurs dynamiques de la société : islamistes, mouvements des femmes, associations des droits de l'homme et mouvements bérberistes. L'identité arabo-islamique, revendiquée par les mouvements nationaux dans cette région, ne doit par occulter son histoire millénaire qui fait d'elle l'héritière d'autres civilisations. C'est la question que pose Pierre Vermeren dans son nouveau livre : «Maghreb La démocratie impossible».

Le Matin : Dans votre premier livre, « Le Maroc en transition», vous faites une lecture assez optimiste de l'évolution du Maroc vers la démocratie. Dans ce nouveau livre, vous semblez plus dubitatif non seulement en ce qui concerne le Maroc, mais pour tout le Maghreb. D'après vous, la région ne serait plus en transition vers la démocratie?

Pierre Vermeren : Beaucoup de choses ont changé depuis l'hiver 2001, lorsque j'ai écrit «Le Maroc en transition».
Le Maroc venait de sortir d'un règne de 38 ans, dirigé par un gouvernement d'opposition pour la première fois depuis 40 ans, il découvrait son jeune Souverain, remerciait Driss Basri et apprenait les joies de la liberté de parole. Mais personne n'avait de baguette magique, comme on a pu alors le penser… Depuis, c'était inévitable, le réel et la grisaille de la gestion sont revenus… D'autre part, le gouvernement d'alternance n'a pas tenu ses promesses.

Il a marqué l'homme politique de la situation. A. Youssoufi, après 40 années d'opposition, était probablement trop affaibli… Mais le plus grave est que la transition a mis à nu le paysage politique marocain. Ce qu'on appelait à l'époque «la droite» s'est volatilisée (en dehors de quelques élus). Ce qu'il convenait d'appeler la Koutla a manifesté à plusieurs reprises l'épuisement de ses structures dirigeantes, et la faiblesse numérique de ses militants. Quant à la gauche, elle semble ne plus dépasser le cercle étroit de ses militants des grandes métropoles.

Prenant acte de ce vide, le Roi a nommé un «technocrate» à la tête du gouvernement… Mais au lieu de dénoncer l'oubli du suffrage universel, les partis politiques ont assiégé le Premier ministre pour obtenir des postes dans son gouvernement… Le mal était donc profond, puisque c'est toute la scène politique qu'il faut reconstruire. Puis, dans le contexte dramatique, qui va du 11 septembre 2001 aux attentats de Casablanca et Madrid, on a pris conscience de l'ampleur du " mal " rongeant la société marocaine… On savait de longue date l'ampleur des organisations islamistes marocaines (qui ont occupé le vide laissé par les partis politiques), mais on ne savait pas, à l'époque, que des activistes islamistes marocains étaient prêts à passer à l'acte…

Enfin, concernant l'Algérie, on espérait, en 2001, que, la fin de la guerre civile approchant, le régime allait en tirer les conséquences. Le régime militaire, au prix de tant de morts, avait tenu bon, tandis qu'A. Bouteflika prônait la réconciliation. Il se devait de laisser enfin respirer la démocratie en Algérie lors des présidentielles de 2004. La gifle faite au suffrage universel a été telle, que personne n'ose plus parler de la scène politique algérienne en France depuis 6 mois…


Et que dire de la Tunisie, secouée en 2001 par T. Ben Brick, aujourd'hui retombée dans le silence?

L'avenir de la démocratie au Maghreb n'est donc pas un long fleuve tranquille, au cas où on en aurait douté… Le Maroc fait aujourd'hui la course en tête…, car il est contraint de sortir par le haut de la crise qu'il traverse… Mais développer l'économie, reconstruire une scène politique, intégrer les islamistes, éviter que le sang ne coule, réformer la société et rendre l'espoir, c'est bien sûr la quadrature du cercle. C'est néanmoins à ce pays qu'il revient d'inventer des solutions politiques innovantes susceptibles de faire école…


Vous semblez partager l'avis de Mohamed Tozy sur la question des islamistes. Pour lui, l'islamisme est la voie détournée d'une société traditionaliste de s'approprier la modernité. C'est ce que vous affirmez vous aussi, et vous donnez en exemple le cas de la Turquie. Or, pour certains islamologues, comme Kepel ou Bernard Lewis, l'islamisme est plutôt un alibi pour les régimes arabes, l'exemple de l'Égypte est éclatant, pour perpétuer le statu quo. L'islamisme, pour vous, est-il une "chance" ou un handicap pour le Maghreb ?

Sans provocation, je dirais qu'il n'est ni l'un ni l'autre, mais qu'il est " là ", tout simplement… Or puisque l'islamisme est là, autant faire en sorte que son intégration au jeu politique (mais aussi celle de ses partisans à la vie sociale) se passe dans les conditions les moins douloureuses, et surtout les plus positives pour toute la société. Les exemples algérien (la guerre civile et ses 100 000 morts) et tunisien (étouffement des libertés politiques) montrent qu'il y a mieux à faire que de tenter d'étouffer l'islamisme par la force. Car l'islamisme n'est pas un accident de l'histoire. On peut bien accuser D. Basri ou les Américains de l'avoir créé (on ne prête qu'aux riches !), l'islamisme représente une force politique partout présente sur la rive Sud de la Méditerranée.

Que des régimes en tirent profit, c'est une certitude. Au moins, on ne peut pas dire cela du Maroc, puisque le précédent règne a construit le mythe de l'inexistence de l'islamisme marocain… Mais en même temps, il faut bien convenir que l'islamisme plonge profondément ses racines dans l'histoire du Maghreb, et notamment du nationalisme marocain. Je passe de nombreuses pages de mon livre à essayer de le démontrer.

Qu'un député de l'Istiqlâl comme M. Charbi, à la veille des élections de 2002, appelle publiquement à la suppression de l'alcool au Maroc (comme le Parlement FLN algérien a voté l'interdiction d'importer de l'alcool dans ce pays à la veille des élections de 2004) est selon moi hautement symbolique. Le nationalisme marocain, pour ferrailler contre les Français-Chrétiens, a pioché dans l'histoire religieuse du pays pour forger ses armes. La tradition des Berbères, la fréquentation des Juifs, la liberté des femmes marocaines, l'ouverture de cette société au commerce, la consommation du kif mais aussi de l'alcool dans les villes (librement vendu par les Juifs depuis toujours), tout cela a été occulté pour refonder un foi pure, combattante… mais finalement éloignée de l'histoire.

Aussi, après l'indépendance, tandis que les élites dirigeantes modernes continuaient à fréquenter les Français, leurs Universités, leurs femmes et leurs idéologies, le conservatisme travaillait le peuple appauvri dans ses profondeurs… Le choc de la modernisation économique et sociale qui s'est produit là-dessus a créé un désarroi idéologique profond, dont on mesure aujourd'hui l'ampleur.


Dans le passé, on expliquait les blocages des sociétés maghrébines et leur incapacité à évoluer vers la démocratie et à se développer, par les ravages de la colonisation. Laroui écrivait" qu'on n'a pas encore fini de mesurer les ravages de la période coloniale" sur la société marocaine. Aujourd'hui, cette thèse semble passée de mode chez les Maghrébins, sans qu'elle soit pour autant menée jusqu'à son terme. Pour vous, qui avez consacré déjà une première étude à cette période -École, élite, pouvoir- en plus de nombreux chapitres dans ce nouveau livre, pensez-vous que ses effets sont toujours à l'œuvre dans nos sociétés ? Explique-t-elle sinon les blocages, du moins les difficultés de la transition vers la démocratie?

Que les effets de la colonisation se perpétuent encore de nos jours au Maroc, et pour longtemps, c'est pour moi une évidence. On ne peut pas empêcher l'histoire de tourner. Elle est faite d'amoncellements, d'apports et d'emprunts ininterrompus (mais quand ils sont forcés). Après tout, le Français nous a été imposé par la colonisation romaine, et la langue des Gaulois a aujourd'hui disparu… Si l'on regarde la période coloniale avec une certaine objectivité, on constate qu'elle a fait entrer les pays du monde entier (Maroc inclus) dans la mondialisation.


Celle des brassages humains, culturels, idéologiques, des flux économiques…
On peut le déplorer ou s'en féliciter, mais c'est ainsi. La vieille civilisation berbère, à l'abri de ses montagnes depuis l'Empire romain -en dépit de son ouverture à l'Islam au Moyen-Age - a elle-même été projetée dans le tourbillon mondial, pour le meilleur et pour le pire. Cependant, je crois que l'on a, vis-à-vis de la colonisation, une attitude trop idéologique. L'histoire nous apprend que l'on ne revient jamais en arrière, et que ce qui s'est passé s'est passé. Si la colonisation a apporté l'électricité au Maroc, c'est un bien. Si elle a détruit l'équilibre social des médinas, ce peut être un bien ou un mal, selon la position sociale que l'on occupait… Car tout est relatif. Mais la recherche des causes est souvent faussée.

Quand Laroui écrivait ce dont vous parlez, son analyse avait une fonction historique fort respectable. Après le traumatisme colonial, il fallait rendre sa fierté à la nation. Mais en réalité, je crois que la colonisation a beaucoup moins touché le Maroc dans ses profondeurs qu'on a bien voulu le dire, en tout cas beaucoup moins que l'Algérie. C'est quelque chose que j'essaye de démontrer dans mon livre, car cela me paraît fondamental. Autant le choc de la colonisation a été fondamental sur les élites marocaines (je crois l'avoir démontré dans ma thèse), autant le pays a été assez peu touché dans ses profondeurs.

Quelques exemples : une fois passé le traumatisme de la conquête militaire qui a désarmé les tribus, la majeure partie du pays est retombée dans sa vie isolée et paysanne. La colonisation agricole ne concerne qu'un million d'hectares (sur 8), délaissant des régions entières. Les routes et voies ferrées ne sont implantées que dans le Maroc des côtes et des plaines. L'école coloniale et la présence de colons n'ont touché que les marges du pays. C'est après l'indépendance, avec le développement de l'école, que le pays devient francophone (en partie). En 1956, moins de 5 % des Marocains sont allés à l'école, et sont donc francophones… À cette date, peut-on dire que les goumiers, les " bonnes ", les ouvriers de Casablanca et les ouvriers agricoles des colons sont francophones ? Je ne le pense pas. Ce sont plutôt les colons et les militaires du bled qui se sont mis à l'arabe ou au berbère. On pourrait multiplier les faits. Or c'est par la langue que les idéologies circulent…


Dans ces conditions, la colonisation a-t-elle nui à la démocratisation ? Et nuit-elle encore ?

Franchement, je ne le pense pas. Son échec vient peut-être du fait qu'elle n'a pas suffisamment développé l'école. Mais jusqu'aux années trente, les parents musulmans rechignent devant l'école des «nasranis». Son échec vient aussi du fait que la République française anti-monarchiste est devenue pro-monarchiste au Maroc, ce qui n'est pas très cohérent, je vous l'accorde. Certes, l'Espagne montre que monarchie et démocratie sont compatibles.


Peut-être la faute principale de la colonisation est d'avoir échoué à insuffler des convictions démocratiques aux élites marocaines…

Mais Lyautey l'a fait consciemment, puisqu'il estimait qu'il fallait restaurer l'aristocratie marocaine dans son pouvoir pour éviter une évolution à la française… Le projet colonial promu par J. Ferry en Tunisie était inverse… Est-ce que la Tunisie est pour autant aujourd'hui une démocratie? la réponse est non. Il faut accepter (au Nord comme au Sud), cinquante ans après les indépendances, que les pays du Sud ont une existence autonome et souveraine. Ils ont leur peuple, leur histoire, leurs logiques sociales, leurs problèmes économiques… Ce ne sont pas des nations que l'on peut manipuler, a fortiori par héritage interposé.


Vous dites que les puissances occidentales, mais surtout les États-Unis, qui s'accommodaient jadis des régimes autoritaires, ont fini par se convaincre que la démocratie dans le monde arabe, et notamment au Maghreb, est le seul moyen pour assurer leur propre sécurité. Pensez-vous que la «vieille Europe», et particulièrement la France, s'est finalement débarrassée de son attitude paternaliste envers la région ?

Il me semble que la problématique des générations, que j'ai beaucoup appliquée au Maroc dans " École, élite, pouvoir ", doit être retournée contre la France. Jusqu'à nos jours, la plupart des responsables politiques français ont fait la Guerre d'Algérie (1954-1962). Jusqu'à ces dernières années, les associations d'anciens combattants, sous-officiers et officiers des guerres coloniales, étaient parmi les plus fournies au Sénat et à l'Assemblée Nationale. Les Maghrébins ont d'abord été pour eux des fellaghas (on sait malheureusement ce que la guerre suscite comme passions, c'est universel). D'autre part, ces hommes ont été éduqués dans la France des années trente, quarante et cinquante.

Quand nous relisons les manuels de l'époque, les livres de morale, les reportages de presse, les romans coloniaux… (sans parler des archives étatiques que l'historien fréquente), les gens de ma génération sont stupéfaits par l'absence totale de tabou sur les «non-civilisés», les «indigènes», les «bougnoules», «les nègres», «l'Arabe» etc. Le racisme colonial était d'autant plus fort qu'il n'était pas conscient. Le tabou s'est installé quand on prit conscience des conséquences ultimes du racisme avec l'horreur des camps d'extermination nazis. Le mot «race» est devenu imprononçable en France.

Mais cette prise de conscience brutale, qui a explosé dans les années soixante (se transformant en tiers-mondisme, anti-racisme…), ne pouvait abolir d'un coup les habitudes et les comportements acquis dans l'enfance. En France, pays dont la longévité des hommes politiques est connue (il n'y a pas qu'au Maroc !), l'arrivée au pouvoir des générations post-coloniales commence à peine. Les nouvelles générations, formées après les indépendances, ont rompu dans leur tête avec le cercle du paternalisme, du mépris et de néo-colonialisme.

Tout simplement parce que pour ces Français, les colonies, c'est de l'histoire, bien souvent et de surcroît très mal (voire pas du tout) connue. Lorsque le Maghrébin était regardé comme un «indigène», il méritait un régime à poigne. Seule l'autorité pouvait canaliser ses débordements… Mais dès lors que les Maghrébins nous sont égaux en droits, ils doivent vivre dans un état de droit. Voyez, le retournement de perspectives dont on ne peut que se féliciter.

" Maghreb La démocratie impossible "
Pierre Vermeren - Ed. Fayard 430 pages


Abdelaziz Mouride
Source : Le Matin

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