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Pourquoi il faut lire autrement le Coran, entretien avec Rachid Benzine

Depuis cette année, le jeune universitaire franco marocain, Rachid
Benzine enseigne l’herméneutique du texte coranique à l’institut d’Etudes politiques d’Aix en Provence dans le cadre du Master Religion et Société initié par le politologue et spécialiste de l’islam Bruno Etienne. L'économiste s'est entretenu avec lui.

- L’Economiste: A un moment où les débats sur l’islam opposent les tenants d’un islam littéral et ceux dits modernistes ou réformateurs, où vous situeriez-vous?
- Rachid Benzine:
Je ne suis pas littéraliste, mais je ne suis pas non plus libéral, moderniste ou réformateur. Je récuse la notion même de réforme de l’islam qui suppose de manière implicite une norme à laquelle l’islam devrait tendre ou à laquelle il devrait se conformer pour être dit «moderne». Ce que je défends, c’est plutôt une lecture attentive à ce que fait le texte coranique et au parcours qu’il nous propose à travers ses récits pour construire chaque lecteur en sujet destinataire d’un enseignement ou d’une visée éthique. En partant d’une étude du texte, et rien que du texte, de sa structure, de son langage, de ses modalités de récits, je tente de frayer des voies de lecture qui sont autant de voies de compréhension du texte coranique. Mais ces compréhensions, précisons-le, ne prétendent pas être vraies ou justes ou encore uniques. Elles restent comme toute compréhension de l’ordre du possible, du probable, du peut-être et, de ce fait, elles n’excluent ni n’annulent toutes les autres lectures.

· Vous défendez une lecture qui part du texte et rien que du texte. En quoi consiste cette méthode?
- Dans un premier temps, oui. Mais ce n’est que la première étape dans l’acte de lecture. Celle-ci doit être accompagnée par une analyse des conditions historiques de production de ce texte. Ensuite, l’acte ne se termine que s’il donne lieu à des expériences selon l’écriture: C’est le texte en tant qu’instrument de transformation du sujet croyant. Pour revenir à votre question et dans le cadre de la lecture du texte et rien que le texte, il nous faut d’abord comprendre ce qu’il fait, que ce soit au travers de sa structure, de son langage ou de ses figures. Le texte coranique comme vous le savez n’est ordonné ni selon l’ordre des circonstances historiques de son énonciation, ni selon une classification thématique et encore moins selon un ordre décroissant. Et pourtant, derrière cet apparent éclatement en morceaux juxtaposés, il nous faut tenter de trouver la logique propre de ce texte et la structure est un de ces moyens possibles. Elle représente un des moyens d’accès au sens. Aucun verset ne peut être lu indépendamment de l’ensemble dans lequel il s’intègre, car chaque élément s’insère dans un parcours pédagogique qui amène le lecteur à un enseignement. Isoler des passages ou des versets, c’est amputer la logique discursive du texte. Chaque sourate en effet construit un certain type de sujet, en l’invitant et en l’accompagnant dans un cheminement qui le construit en lecteur responsable. Il en va ainsi du passage des versets 254 à 257 de la sourate «Al-Baqara», qui invite le lecteur à une éthique de l’économie du don en lui proposant de passer de ce Jour où il n’y a ni transaction, ni amitié, ni intercession (254) à ce Jour où Dieu (défini dans le verset du Trône; 255) se propose lui-même comme allié du lecteur (257), ou de la sourate «Al-Nour» qui propose une éthique de la sociabilité.

· Pouvez-vous développer davantage un de ces exemples?
- Certains passages du texte coranique juxtaposent des typologies de discours très différents. Parfois, vous avez des prescriptions très prosaïques, accolées à de très belles métaphores, celles de la lumière notamment. La question est de savoir comment lire ces passages, et comment comprendre cette juxtaposition. Si l’on accepte de se laisser guider par le texte, on peut mieux comprendre ce qu’il fait et comment il amène le lecteur d’un point A à un point B. Ainsi la sourate «Al-Nour» trace un parcours que le lecteur doit effectuer pour accéder à la sagesse pratique qui organise la sociabilité nécessaire à la vie collective. Entre la calomnie qui est la fausse justice, et les coups de fouet qui sont la norme, contextuelle, de la vraie justice, se dessine une véritable visée éthique. La métaphore de la lumière est là comme norme qui appelle le lecteur à être homme de lumière s’il veut répondre à cette exigence éthique. Le défi pour le lecteur est d’être cet homme de lumière qu’il est appelé à être, en accédant en permanence, par le dialogue restauré avec le texte coranique, cette visée éthique. Les règles énoncées dans le passage ne sont alors plus lues ou reçues comme éternelles, mais comme les éléments d’une sagesse pratique en permanent devenir qui en appelle à la vigilance et à l’engagement actifs du lecteur.

· Quels sont les postulats ou les principes fondamentaux qui sous-tendent votre approche, outre le fait que la structure est essentielle dans la lecture du texte coranique?
- L’exercice le plus délicat consiste à prendre acte du fait que la vérité du texte coranique ne réside pas dans sa conformité ou son adéquation au réel, au hors-texte, mais plutôt dans le sens qu’il entend donner à cette réalité.
Je veux dire par là que notamment le langage du texte coranique, ses ressources linguistiques sont une ouverture vers un monde autre qui n’est pas une figuration exacte et fidèle du monde réel, mais le monde vu autrement. Entre les mots et la réalité à laquelle ils réfèrent, la solidarité peut être fragile: c’est toute la puissance du discours coranique que de faire émerger dans cet interstice un sens inédit. La lecture du texte coranique ne doit donc pas limiter la potentialité de ce sens en recherchant l’adéquation parfaite entre le réel et le discours coranique, mais au contraire laisser la place à cet infini de potentiels de sens que porte le texte coranique. C’est en cela que nos lectures sont illimitées, car elles ne sauraient épuiser le sens du texte coranique.

· Que deviennent, dans de telles approches, des notions aussi centrales que la Révélation?
- Je laisserai aux théologiens le soin de préciser le concept lourdement chargé de Révélation.
Pour ma part, ce qui m’intéresse, c’est la relation entre le lecteur, le texte et son contexte, sans laquelle il ne saurait y avoir de lecture coranique, ni même d’exégèse.
Nous sommes dans un monothéisme révélé, et ce sont ces écritures qui sont «révélantes» pour ceux qui les lisent et les lisent avec d’autres. Chaque acte de lecture est une aventure, où les uns et les autres sont révélés à eux-mêmes et aux autres, s’habitent mutuellement et se traversent.
Je conçois la Révélation comme un phénomène dynamique, et c’est par la lecture active de chacun que le texte coranique peut en permanence livrer sa puissance «révélatoire».

· Quelles sont les implications de votre approche sur la lecture croyante ou confessante?
- Les lectures que je tente de proposer modestement n’ont vocation ni à conforter, ni à bousculer la lecture confessante qui relève de la foi intime de chacun. J’essaie simplement de libérer le texte coranique de toutes les accumulations interprétatives qui en ont figé le sens pour valoriser, au contraire, sa dynamique interne qui est toujours, à chacune de nos lectures, productrices de sens. C’est pour cela que je défends un travail intellectuel critique rigoureux, qui peut nous faire découvrir de nouvelles exigences et de nouvelles urgences pour la pensée et l’action.

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L'étude du Coran fait son entrée à Sciences Po AIX sous l'impulsion de Bruno Etienne

Depuis cette année, le jeune universitaire franco-marocain, Rachid Benzine, enseigne l’herméneutique du texte coranique à l’Institut d’études politiques d’Aix-en-Provence dans le cadre du master Religion et société initié par le politologue et spécialiste de l’islam Bruno Etienne. De l’avis de ce dernier, ce master «Religion et société» a vocation à former des médiateurs capables de réagir avec les outils adéquats à des situations où le facteur religieux pose des questions sociales, politiques ou éthiques. «C’est pourquoi nous leur proposons une analyse comparative des religions», poursuit-il. Cette analyse prend appui sur la question de savoir comment les textes révélés ont été révélés. Il ne s’agit pas du tout de faire de la catéchèse, et encore moins de la théologie ou de l’apologie, précise Bruno Etienne. C’est dans cet esprit que Sciences Po Aix invite des universitaires, familiers aux outils épistémologiques, anthropologiques, sémiologiques afin de présenter aux étudiants leurs hypothèses de travail. Un espace à la fois éducatif et de discussion, dans le sens où des gens de toutes tendances, depuis les néo-fondamentalistes jusqu’aux plus libéraux, sont invités à donner des cours. Pour le cas de Rachid Benzine, il fait partie, selon Bruno Etienne, de ces jeunes universitaires qui présentent aujourd’hui dans le champ des études sur l’islam et le Coran une approche très intéressante pour la pensée musulmane. «C’est une chance aujourd’hui d’avoir de jeunes musulmans formés à l’université française, capables de renouveler la pensée musulmane, de devenir de nouveaux moujtahids», estime le politologue et spécialiste.

L’intérêt étant que les étudiants apprennent beaucoup sur leur propre religion et sur celle des autres. «Ils sont parfois surpris de découvrir l’intertextualité entre les trois Livres révélés, ou surpris par certaines méthodologies d’approche de ces textes», tient à préciser Bruno Etienne. Il se produit donc parfois sur le plan psychologique ce qu’il appelle des crises d’angoisse. «Ce fut le cas pour des jeunes filles voilées et pour certains musulmans ayant suivi le cours de Rachid Benzine», ajoute-t-il. A tel point que l’un d’eux s’est posé la question du statut de la parole dans le Coran: «Etait-il ou non, finalement, la parole incréée de Dieu?» Il a fallu que Rachid Benzine revienne sur la distinction fondamentale entre le statut de l’oralité de la Parole dite révélée, et la fixation du texte par écrit, dans des circonstances historiques particulières. Voilà à titre d’exemple les points d’achoppement sur lesquels se produisent parfois des crispations, mais ces crispations sont salutaires, estime Bruno Etienne, car elles permettent de sortir de la répétition, du taqlid et d’innover les lectures du Coran sur ce cas précis.

"Entre les mots et la réalité à laquelle ils réfèrent, la solidarité peut être fragile: c’est toute la puissance du discours coranique que de faire émerger dans cet interstice un sens inédit", estime Benzine"

Amin RBOUB
Source : L'Economiste

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