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Université : l'embellie ? Le retour de la philo
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3 mars 2005 18:59
Université : l'embellie ? Le retour de la philo

Sur les bancs de l'université (DR)
Azeddine Laraki l'avait bannie des amphis en 81. Depuis le choc du 16 mai, on pense à la réhabiliter. C'est en cours… discrètement.


"C'est comme si nous étions affranchis". Ce professeur de philosophie est soulagé. Depuis 1984, il a enseigné sa matière presque en sous-marin, pour boucher les trous dans les autres départements. Il a de quoi se réjouir. La philo n’est plus interdite de cité dans nos universités. Fini l’état d’exception qui l’a longtemps mise en quarantaine. Aujourd’hui, cinq universités
ouvrent les portes de ce département longtemps maudit. À Ben M’sik (Casablanca), la filière est opérationnelle depuis un an. À Meknès, Kénitra et Mohammedia, elle est sur les starting blocks. En attendant, la sociologie y a déjà été mise sur les rails cette année. A Marrakech, le pas a été franchi bien plus tôt, en 1999. La filière, à trois têtes (philo, socio, psycho), y fonctionne aujourd’hui à plein régime. Et qu’est-ce qui a valu à la ville ocre cet honneur ? À l’origine, une anecdote : "Un grand colloque était organisé en partenariat avec notre université sur le grand penseur de la ville, Ibn Rochd. Cela paraissait incongru qu’une institution où la philo était absente parraine une telle rencontre", raconte Mustapha Laârissa, philosophe à l’université Cadi Ayyad. L’année d’après, le feu vert fut donné pour que soit levé l’embargo sur cette filière, longtemps tenue pour un épouvantail. Qu’est-ce qui s’est passé à l’origine ?

Un cauchemar qui a trop duré
Nous sommes en 1977. Un istiqlalien, le tristement célèbre Azeddine Laraki, est nommé ministre de l’Éducation nationale. Dans la foulée de la guerre policière menée contre les étudiants marxistes, il lancera une autre, culturelle, contre leur bastion : la pensée critique. Il aura, comme soutien occulte ou visible, une flopée de réactionnaires. En tête, venait Mohamed Belbachir, un prosélyte istiqlalien en guerre à l’université contre les "progressistes" en charge de la philo. Un autre Belbachir, fort de son poste de secrétaire d’État à l’Enseignement, se chargeait de relayer les positions de son parent zélé. Dans la garde rapprochée du ministre, on retrouvait un mélange explosif. Le trublion Driss Kettani et le alem officiel Mekki Naciri donnaient la réplique à des transfuges, venus d’Orient, comme le syrien Bahaeddine El Amiri et l’égyptien Rochdi Fekkar. Tous étaient tombés d’accord sur une équation mortelle : "la philo est monopolisée par le marxisme, lequel est une œuvre d’athées. Et puisque nous sommes dans un pays musulman, l’athéisme ne peut être le bienvenu. Encore moins la philo qui l’alimente". Une attaque en règle est alors menée contre les manuels philosophiques de Mohamed Abed Jabri et Mohamed Settati. La tentative du duo Noureddine Saïl-Mohamed El Ayadi de programmer des textes philosophiques où il n’y aurait pas de discrimination entre Descartes et Ibn Rochd, est restée lettre morte. "Laraki m’a expliqué sèchement que c’est la pensée islamique qui devait contenir la philo, et non l’inverse", se souvient Saïl. À l’origine de ce contresens historique, Sami Nechar, un autre sombre conseiller, venu d’Orient.
Nous sommes, alors, en 1980. Le conflit entre la Chabiba islamiya (responsable du meurtre du leader socialiste Omar Benjelloun) et ses antagonistes de gauche, atteint son paroxysme. "L’irréparable est arrivé. Un Coran brûlé au lycée Mohamed V et une mosquée profanée à Casablanca suffisaient (hélas) pour que les adversaires de la philo décident de son enterrement", raconte le philosophe Mohamed Sabila. En octobre 1981, la note ministérielle tombe comme un couperet. Plus de philo en perspective. Dorénavant, les études islamiques, une branche bâtarde, allait s’y substituer. Mises à part les facultés de Fès et Rabat, où la philo était bel et bien installée, les 13 autres établissements qui ont été créés depuis, n’ont offert aux foules d’étudiants désireux de réfléchir, que ces sciences de la religion, version rétrograde. Seul moyen de lobbying disponible, la très timide Association des enseignants de philosophie n’a jamais eu gain de cause. Au lendemain de la fin du marxisme (fameux épouvantail du Makhzen), deux députés USFP (Mellouk et Lakhsassi) ont fait écho à ses doléances, mais ils ont compris que la réouverture de la philo n’était pas encore à l’ordre du jour. Entre temps, les quelques enseignants rescapés nageaient à contre-courant mais sans filet de sauvetage. "On a longtemps attendu le feu vert politique, explique Sabila (président de l’association). En 1999, Najib Zerouali a montré dans le colloque d’Ibn Rochd (c’était une première) que le tabou n’en était plus un. Mais il a fallu attendre le texte de la réforme puis le 16 mai pour qu’un ministre (El Malki) affiche des choix résolument modernistes et appuie la levée totale de l’embargo".

Des initiatives et des résistances
La volonté de l’État traumatisé par le terrorisme n’explique pas tout. Prenons le cas de Marrakech, où l’interdit a été bravé bien avant le choc des attentats. C’est la prise de risque du président de l’université qui y a été déterminante. Avant 1999, Mohamed Boughali, pourtant lui-même sociologue, avait une attitude makhzénienne. "Un département de plus équivalait à des problèmes en plus. Il n’a jamais rien fait, par manque d’initiative", raconte l’un de ses collègues. Il a fallu qu’un homme dynamique, aventurier mais raisonnable (il s’appelle Mohamed Essaouri) prenne sa place pour que la philo soit réactivée, sans plus tarder. D’ailleurs, c’est ce même Essaouri, toujours aussi entreprenant, qui orchestre aujourd’hui la renaissance philosophique à Kénitra. Le profil des recteurs compte énormément. La preuve, la relance de la filière aussi bien à Ben M’sik qu’à Mohammedia, on la doit en grande partie à la sociologue Rahma Bourquia qui les chapeaute. "Dès le début, elle a fait savoir que cette relance avait une mission moderniste, que le but était de doter les étudiants d’instruments de pensée rationnelle", témoigne Moulim Laâroussi. Évidemment, les temps changent aussi. "Si ce retour de la philo s’est fait aussi sereinement, c’est parce que l’État sent depuis une décennie que les études islamiques deviennent encombrantEs mais aussi parce que les philosophes ont fait leur catharsis et ne font plus de fixation sur le marxisme", explique Laârissa.
Dans les coulisses, les profs d’études islamiques n’ont pas manqué de faire de la résistance masquée. Les formules changent d’une université à l’autre. Une fois, on prétextera que le nombre de départements est déjà élevé et que "c’est du gâchis d’en créer un nouveau". Ailleurs, un enseignant d’études islamiqueS tentera de faire une OPA sur le cours de psychologie, prétextant qu’enseigner "la science de l’âme rassurée" (Ilm Annafs Al Moutmaïna) était plus bénéfique. Ailleurs, on se montrera plus menaçant : "vous voulez nous exterminer", disait un islamiste à un sociologue ravi. Face à cette salve de réactions, les responsables ont choisi de faire le dos rond. "Tout cela est encore fragile. En réalité, il y a eu plus d’appréhensions que d’affrontements", explique ce doyen de faculté.
Les enseignants, quant à eux, s’attellent à répondre à une demande grandissante et inattendue de la part des étudiants (voir encadré). Chaque université invente sa particularité. À Casablanca, "on les invite à une philosophie moins scolastique, plus ouverte sur la cité et l’image", explique Laâroussi. À Marrakech, "place à la muséologie, aux voyage et autres éléments pouvant relier les concepts qu’ils apprennent à leur environnement", démontre Laârissa. Tout cela paraît trop beau. Parce que sur le terrain, cette relance se fait par les moyens du bord. Très peu d’enseignants, des bourses bloquées depuis 10 ans, des postes budgétaires qui se débloquent à peine, des panarabistes et des libéraux qui se battent sur les limites de la liberté à accorder aux étudiants. Bref, la philo revit, dans la douleur. Comme notre université, d’ailleurs.



Nombre d’inscrits en philosophie et en sociologie par université
Université Hassan II (Casablanca et Mohammedia) 280
Université Ibn Tofaïl (Kénitra) 460
Université Cadi Ayyad (Marrakech) 2000
Université Moulay Ismaïl (Meknès) 159




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