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La revanche des "dégénérés"
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30 janvier 2007 13:05
La revanche des "dégénérés"


Les nazis les avaient bannis, le marché de l'art longtemps ignorés. Les Klimt, Schiele, Kirchner et, plus généralement, tous les expressionnistes allemands et autrichiens sont en train d'acquérir une reconnaissance internationale. Et les prix s'envolent.


Par Vincent NOCE


QUOTIDIEN : lundi 29 janvier 2007


Les stars des enchères portent désormais des noms germaniques. Klimt, Schiele et Kirchner détrônent Picasso, Van Gogh et Cézanne. En portant l'art allemand et autrichien au pinacle, 2006 a marqué la consécration d'un mouvement que le marché tenait à la marge il y a peu encore : l'expressionnisme, ainsi appelé parce qu'il entendait, il y a un siècle, donner libre cours à l'expression des sentiments. Le sommet a été atteint dans une vente historique à New York le 8 novembre chez Christie's, qui a récolté près d'un demi-milliard de dollars en une soirée.
Il y a une quinzaine d'années, les maisons de vente publiaient des catalogues séparés d'art germanique, mais c'était plutôt en désespoir de cause. « Dans ces périodes de crise, explique Thomas Seydoux, expert chez Christie's, un des moyens de relance est de monter des ventes à thème, comme celles que nous avons lancées sur l'art allemand en 1992, qui, à cette époque, n'avait aucune valeur.» Dans ces années, on pouvait trouver des Dix, Grosz, Macke ou Schmidt-Rottluff pour 50 000 euros ou moins. Faute de succès, les tableaux allemands ont regagné les ventes d'art moderne. Aujourd'hui, ils font de nouveau l'objet de catalogues spéciaux : mais, cette fois, à l'inverse, c'est pour mettre à l'honneur les lots assurés de décrocher les plus beaux prix.
Une toile de Ludwig Meidner illustre bien cette trajectoire. Au recto, elle porte une vue disloquée de Berlin, Paysage apocalyptique, datée 1912, au verso, un autoportrait de 1911. Elle a été adjugée à 2,7 millions d'euros en février dernier. Elle avait été vendue 9 000 dollars à New York en 1970 (l'équivalent de 45 000 euros d'aujourd'hui), puis 950 000 euros en 1997. Elle a donc vu sa valeur multipliée par 60.
Jusqu'à la fin des années 90, l'expressionnisme se cantonnait à de petits noyaux de collectionneurs : des particuliers et quelques institutions en Allemagne, qui entendaient accomplir un devoir de mémoire, en faisant revenir ces témoignages que les nazis avaient voulu faire disparaître ; et aussi des collectionneurs juifs américains, d'origine allemande ou autrichienne, dont le plus éminent représentant est Ronald Lauder, qui a consacré son nouveau musée de Manhattan à l'art autrichien et allemand. En juin, il a déboursé 108 millions d'euros pour les arabesques rehaussées d'or du portrait d'Adele Bauer par Gustav Klimt, faisant de l'auteur du Baiser l'artiste le plus cher au monde.
Schiele à 8,5 millions d'euros
Mais la cote de son compagnon Egon Schiele, de trente ans son cadet, le véritable expressionniste des deux, est elle aussi montée en flèche. L'année passée, trois de ses oeuvres ont été adjugées entre 4 et 8,5 millions d'euros. Une figure semi-dénudée de 1911 a atteint 2,4 millions d'euros après avoir été vendue 320 000 euros en 1989. Consultant en art moderne, Marc Blondeau se souvient du temps où le marchand américain Felix Landau tentait difficilement de vendre les aquarelles de Schiele pour 650 dollars. Aujourd'hui, elles peuvent rivaliser en prix avec celles d'un Cézanne. Les grands impressionnistes ou cubistes étant devenus rares sur le marché, «l'intérêt s'est déplacé vers d'autres mouvements du XXe siècle».
Tout a commencé en 1997, quand Sotheby's a dispersé la collection du Canadien Charles Tabachnik, consacrée notamment aux artistes du Blaue Reiter . Dans un premier temps, ont été recherchées les compositions les plus décoratives, Klimt bien sûr, avec son côté byzantin, mais aussi les paysages ou portraits colorés de Schmidt-Rottluff et Jawlensky, les chevaux verts et les biches rouges de Franz Marc. Désormais, émerge une reconnaissance plus profonde de l'expressionnisme, avec les corps désarticulés de Schiele ou les stridences d'un Kirchner. Une de ses scènes de rue berlinoise, aux prostituées en oiseaux de proie, a atteint le 8 novembre le record de 29 millions d'euros. Une autre de cette série, réalisée dans les mois précédant l'éclatement de la guerre de 1914 et qui forme un sommet de l'expressionnisme, s'était vendue 2,5 millions d'euros l'année précédente à Londres.
«Sentiment d'effroi»
Pour Helena Newman, spécialiste de cette période chez Sotheby's, ce nouveau regard sur les violences de l'expressionnisme a été ouvert par la création contemporaine : «Après les images d'un Bacon ou d'un Kiefer, les collectionneurs ont considéré autrement cet art antérieur aux années 30.» Un test, lors de la vente de Sotheby's prévue lundi prochain à Londres, sera ainsi le sort réservé à un des premiers autoportraits tourmentés de Meidner, Mon visage nocturne, estimé un million d'euros, que la maison n'avait pas réussi à vendre en 2000.
Ces événements sont concentrés à New York et Londres, éventuellement Berlin, Vienne ou Munich. «En France, je ne crois pas qu'il y ait une seule collection d'art allemand», remarque l'historien d'art Wernes Spies. Les musées ne comptent pratiquement aucune oeuvre expressionniste. Il fallut attendre soixante-dix ans, avec l'exposition Paris-Berlin qu'il a organisée au Centre Pompidou, pour qu'elles commencent à être montrées. Puis, il y eut le Vienne, apocalypse joyeuse de Jean Clair, ou l'Expressionnisme en Allemagne (1905-1914) de Suzanne Pagé au musée d'Art moderne de la ville de Paris. Une reconnaissance bien tardive.
Prise dans la défaite de 1870, la France n'avait guère prêté attention aux événements d'outre-Rhin, cassure encore aggravée avec la Grande Guerre. Puis les nazis ont brisé la mémoire de cet art qu'ils taxaient de «dégénéré» . Historiquement, la France est restée centrée sur sa propre production artistique, qui surpassait toutes les autres par sa richesse. Sans doute aussi, son goût de la beauté idéale et de la délicatesse héritée du XVIIIe siècle ne pouvait qu'être déconcerté par la brutalité et la laideur délibérées de ces peintures. Jean Dubuffet parlera ainsi du «sentiment d'effroi et d'aversion» exprimé par le public. Aussi la France s'est-elle contentée d'admirer sa version plus latine, le fauvisme. Or, les fauves, tels qu'ils avaient été surnommés pour leurs audaces dans les coloris, forment un cercle limité, dont la force créatrice est loin de rivaliser avec celle des Allemands ou Autrichiens de l'époque ­ qui étaient, eux, les vrais sauvages. La dialectique des fauves restait inscrite dans la palette, alors que les expressionnistes entendaient faire exploser la peinture, dans et hors la toile.
Appliqué au départ à un tableau de Max Pechstein, le mot même d' expressionnisme est apparu à Berlin dans un catalogue en 1911. Mais, dès la fin du XIXe siècle, l'Allemagne avait été secouée par l'éclosion d'artistes sous l'étendard des «Sécessions», nées à Munich en 1892, à Dresde l'année suivante et à Berlin en 1898. La Sécession de Vienne vit le jour en 1897 sous l'autorité de Klimt, mais dans des conditions différentes, puisqu'elle bénéficiait de l'assentiment de l'empereur.
«Les âmes fissurées»
Ces groupes se formaient en opposition au règne étouffant de l'art officiel, en cherchant la rupture du côté des avant-gardes européennes. La découverte chez Van Gogh de l'explosion des couleurs sur fond d'angoisse existentielle fut décisive. Intéressés par Cézanne, certains flirtèrent avec le cubisme. L'influence des futuristes italiens se lit chez un Leidner. Max Liebermann fonda la Sécession de Berlin à partir d'un noyau formé contre l'interdiction d'une exposition du Norvégien Edvard Munch. En 1902, les sécessionnistes consacrèrent une exposition à l'auteur du Cri, suivie d'une autre ouverte à Cézanne, Van Gogh et Gauguin, puisant chez ce dernier la force primitive. Nolde et Pechstein partirent en Océanie sur ses traces.
Tous choisirent la couleur comme moyen de leur révolution. Ils peignaient des paysages, des nus, des scènes de rue, de cabarets ou de cirque, en détachant les figures, soulignées d'un trait. Dramatisée à outrance, sur fond de mystique chrétienne, leur peinture traduit l'angoisse des «âmes fissurées». Ce mouvement est écartelé entre un message spirituel d'harmonie avec la nature et la fascination horrifiée du dérèglement des cités. Le sexe et la mort sont omniprésents. Perdus dans leur absence, les personnages sont des mécaniques vides. Les femmes prostituées, gorgones, sphinx ou vampires. Etreintes étouffantes. Cris silencieux. Crucifixions tourmentées, qui deviennent, chez un Beckmann après la Première Guerre mondiale, des scènes de torture.
La fin des «Sécessions»
Du design à la photographie ou la mode, l'autre rupture fut l'extension à toutes les formes d'art, sans s'embarrasser de hiérarchie. La gravure sur bois joua un rôle constitutif dans le primat donné au dessin. Karl Schmidt-Rottluff et Ernst Ludwig Kirchner étudiaient l'architecture quand ils formèrent Die Brücke (le Pont) à Berlin en 1905. Erich Heckel et Otto Müller étaient poètes. A Vienne, la Sécession donna naissance à des ateliers d'architecture et de décoration intérieure. Ce foisonnement fut particulièrement à l'honneur en Autriche, les peintres se mêlant aux musiciens comme Mahler ou Schönberg. Amant d'Alma Mahler, poète avant que d'être peintre, Oskar Kokoschka publia en 1910 à Berlin une pièce de théâtre violente, Mörder, Hoffnung der Frauen (Assassin, espoir des femmes).
Schiele connut la prison pour ses dessins érotiques. Ces jeunes décoraient les murs, déclamaient Zarathoustra, vivaient en union libre, peignaient des nus dans la campagne, lançaient des manifestes vengeurs, se perdaient en querelles. Les Sécessions explosèrent, Die Brücke fut dissoute en 1913. L'association formée à Munich autour de Kandinsky éclata dans une dispute sur le format autorisé des oeuvres. Fondant le Blaue Reiter (le Cavalier bleu), celui-ci ouvrit une nouvelle voie vers l'abstraction.
En 1914, le bâtiment de la Sécession à Vienne fut transformé en hôpital militaire. Macke et Marc périrent dans les tranchées, Klimt et Schiele en 1918 de l'épidémie de grippe espagnole. Kirchner se suicida en 1938. Tant d'autres (Jawlensky, Nolde, Heckel, Pechstein, Schmidt-Rottluff...) furent proscrits par les nazis, leurs oeuvres saisies et dispersées. En les reconnaissant aujourd'hui, le marché de l'art reprend une boucle de l'Histoire, puisque les grands tableaux qui atteignent des prix jamais vus ont été restitués à des familles qui en avaient été spoliées par le IIIe Reich.




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